Comment les irrégularités ont-elles été découvertes ?
Les anomalies mises en évidence fin 2014 sur la cuve de l’EPR de Flamanville suite aux demandes de l’ASN avaient soulevé les premières questions sur le contrôle de la qualité. L’audit d’abord mené par Areva sur les fabrications depuis 2010 a été jugé trop limité et superficiel par l’ASN, qui a donc demandé un audit poussé remontant à 2004, période de fabrication des premières pièces de l’EPR. Areva, qui est propriétaire de l’usine depuis 2006, a alors décidé de revoir les dossiers de l’ensemble des pièces fabriquées depuis le début de fonctionnement du site, en 1965.
Premiers constats
Or, au moins 400 des 10 000 documents de contrôle réexaminés par Areva comportent des défauts. Les problèmes concernent notamment le taux de concentration de carbone et d’autres éléments entrant dans la composition des pièces métalliques, qui déterminent la résistance des composants usinés : ces taux sont incorrectement renseignés voire ne sont pas renseignés du tout. Explication vraisemblable : des valeurs non conformes aux exigences réglementaires de sûreté ont ainsi pu être masquées.
Pourtant l’extrême robustesse de ces équipements est primordiale, car l’assurance qu’ils ont le plus haut niveau de performance mécanique est exigée pour une sûreté maximum.
Schéma produit par l’ASN, représentant le circuit de refroidissement primaire
Une rupture irréversible de la confiance dans le système de contrôle
Cette fraude, si elle est avérée à cette échelle, remet profondément en cause l’ensemble du système et la confiance qu’on peut avoir dans la sûreté des installations. Il est dans ce contexte d’autant plus choquant d’entendre la ministre en charge de la sûreté nucléaire banaliser les premiers constats, dans la droite ligne de la communication d’EDF et d’Areva.
En effet, dès le 4 mai, la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal affirmait, au micro de RTL : « Je puis vous dire, sans anticiper, puisque j’ai fait le point ce matin avant de venir vous voir, que les premiers résultats sont bons : c’est-à-dire les pièces sont conformes, ce sont les documents qui ont été mal faits ».
EDF a annoncé à son tour le 13 juin que ses vérifications lui permettaient de conclure qu’ïl n’y a « pas de remise en cause de la sûreté ». EDF ne produit pourtant aucun élément nouveau. Son analyse semble basée sur des données complémentaires fournies par Areva. Dans le contexte de doute sur la qualité technique et sur la sincérité des documents d’Areva, cette démarche ne peut en aucun cas être suffisante.
Ces déclarations semblent pour le moins prématurées. En effet, dès lors que des erreurs ont été involontairement ou volontairement introduites dans les documents de fabrication, la qualité réelle des composants ne peut être connue avec certitude et ne peut donc être garantie sans pratiquer des vérifications, voire de nouveaux tests. À l’image de ceux en cours pour les calottes de la cuve de l’EPR, ces examens seront longs et complexes. Il est impossible aujourd’hui de préjuger de bons résultats, l’ASN elle-même estimant “que les justifications fournies à ce jour sont insuffisantes pour aboutir à cette conclusion ».
Pièces en service : au moins une douzaine de pays potentiellement concernés
Sur plus de 200 dossiers concernant les équipements les plus sensibles pour la sûreté de réacteurs nucléaires, une soixantaine de pièces seraient actuellement en service dans 19 des réacteurs en fonctionnement du parc nucléaire français. Tous les réacteurs du parc d’EDF, ainsi que d’autres gros composants équipant d’autres installations nucléaires, sont potentiellement concernés par des productions de Creusot Forge.
En Europe, l’existence potentielle de problèmes a été confirmée dans au moins trois pays :
- • Royaume-Uni : le régulateur britannique, l’ONR, a confirmé dans un
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- du 13 mai que le réacteur de Sizewell B est équipé de composants provenant du Creusot et potentiellement concernés, et indiqué attendre avant le 31 mai des informations détaillées d’Areva si ces composants sont effectivement touchés. Il pourrait s’agir de la cuve du réacteur et du couvercle de remplacement de la cuve.
- • Suède : de même, l’exploitant Vattenfall de la centrale de Ringhals a
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- que deux composants potentiellement concernés équipent Ringhals 4. Les réacteurs 3 et 4 ont en fait remplacé leurs générateurs de vapeur avec des pièces issues du Creusot.
- • Suisse : les cuves des réacteurs Beznau 1 et 2 ainsi que des générateurs de vapeur de remplacement ont été fournis par le Creusot. Si aucune confirmation officielle n’a été donnée, les
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- ont fait état d’une note de l’ASN suggérant que des pièces livrées par le Creusot pourraient nécessiter des examens plus poussés.
Les installations en service d’autres pays européens sont susceptibles d’être concernées, notamment dans les pays suivants :
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- • Belgique : Tihange et Doel sont équipés de générateurs de vapeur de remplacement, de couvercle de cuve et de pressuriseur venant du Creusot.
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- • Espagne : Asco et Almaraz, avec les générateurs de vapeur de remplacement.
- Slovénie : Krsko avec les générateurs de vapeur de remplacement.
Ailleurs dans le monde, les pièces potentiellement concernées équipent des réacteurs en service dans trois continents :
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- • Etats-Unis : différents réacteurs peuvent être concernés par des pièces de cuve (Prairie Island 1&2), des remplacements de couvercles (North Anna, Surry, Three Mile Island, Crystal River 3, Arkansas, Turkey Point, Salem, Saint Lucie, D.C. Cook…), de générateurs de vapeur (Prairie Island 1, Callaway, Arkansas, Salem, Saint Lucie, Three Mile Island…), de pressuriseurs (Saint Lucie, Milestone).
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- • Brésil : Angra II avec les générateurs de vapeur de remplacement.
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- • Chine : les équipements des réacteurs de Guangdong 1 & 2, Ling Ao 1 & 2 et Ling Ao 3 & 4, les couvercles de cuve de remplacement de la centrale de Qinshan.
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- • Corée du Sud : des pièces des réacteurs nucléaires d’Ulchin 1 & 2.
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- • Afrique du Sud : des pièces des réacteurs nucléaires de Koeberg 1 & 2.
La plus grande transparence doit être rapidement assurée
Les rares informations disponibles sur l’affaire ne permettent pas de mesurer pleinement son étendue et sa gravité, même si certaines circulent sur le nombre de dossiers problématiques ou sur la nature de certains d’entre eux. L’ASN a demandé à Areva de lui transmettre la liste des pièces concernées. Pour Greenpeace, il faut aller plus loin.
Afin d’assurer la plus grande transparence, nous demandons que cette liste de pièces soit rendue publique, ainsi que le détail des documents incriminés et de la nature des incohérences, omissions ou modifications relevées pour chacune des pièces concernées.
Au-delà de l’audit, un réexamen systématique des pièces est nécessaire
Dès lors qu’une erreur ou une manipulation des documents introduit un doute sur la conformité des pièces, seul un réexamen technique des pièces concernées peut permettre de le lever.
Greenpeace demande ainsi que, dès publication de la liste des installations concernées, celles-ci soient immédiatement stoppées en attendant qu’un premier examen permette d’identifier les contrôles à effectuer, et les démonstrations complémentaires à apporter, afin de lever les doutes sur la qualité de toutes les pièces incriminées.
Réacteurs en construction : l’EPR, génération suspecte
L’EPR de Flamanville est le premier concerné par ces problèmes de non-conformité. C’est en effet sur les calottes du couvercle et du fond de sa cuve que les premières « anomalies sérieuses » constatées par l’ASN ont été annoncées au printemps 2015. L’excès de carbone présent dans leur partie centrale remet en cause leur capacité mécanique à résister à la rupture brutale dans certaines conditions (liées notamment à la nécessité, dans certaines circonstances d’incident, d’injecter d’importantes quantités d’eau froide dans la cuve, entraînant un risque de choc thermique).
Cela signifie que l’EPR de Taishan, en construction en Chine, pourrait être également impacté par ces découvertes, de même que ceux, encore en projet, d’Hinkley Point en Angleterre.
Et cela démontre surtout l’incapacité d’Areva à maîtriser et à contrôler les processus en cours dans l’industrie nucléaire, ce qui par ricochet témoigne de l’impérieuse nécessité de programmer la réduction de la part du nucléaire dans le plan pluriannuel de l’énergie qui doit encore faire suite à la loi Transition énergétique votée l’année dernière.