EDF : la déshérence

 

Entrée de la centrale nucléaire de Dampierre © Micha Patault / Greenpeace

Des surcoûts en pagaille

La stratégie énergétique française est en capilotade. A chaque jour son lot de nouvelles annonces abracadabrantesques et de coups de théâtre qui témoigne de l’impasse économique dans laquelle EDF s’enfonce semaine après semaine.

En décembre 2015, l’électricien a tout bonnement été sorti du CAC 40 tant les marchés sont devenus méfiants vis-à-vis de sa stratégie économique. Il faut dire que le titre subit une chute continue depuis plusieurs années : la valeur de l’action EDF a été divisée par 8,5 depuis 2008, passant de 86 € à 10 €  – une perte de valeur de plus de 136 milliards en sept ans. Rien que sur ces trois dernières semaines, l’État (actionnaire à 84,5 %) a perdu 600 millions d’euros. Belle réussite en matière de gestion économique.

Au début de l’année, l’État a fait semblant de découvrir que le chiffrage du projet d’enfouissement des déchets nucléaires de Cigéo était très largement sous-estimé : 32,8 milliards selon l’ Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)  – mais ce sera plus encore selon l’ASN –  au lieu des 15 milliards prévus lors de l’évaluation faite en 2005. Dans le même temps, nous apprenions que l’État (les contribuables) devrait finalement mettre cinq milliards sur la table pour sauver Areva d’une faillite orchestrée par une poignée de dirigeants corrompus.

EDF sans le sou

Vinrent ensuite les annonces tonitruantes de Jean-Bernard Lévy, indiquant lors de la présentation des résultats du groupe qu’EDF ne comptait pas fermer de centrales dans les prochaines années. La loi sur la transition énergétique (TE) votée l’été dernier prévoit pourtant de réduire de 75 à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique d’ici à 2025.

Outre qu’il s’inscrit en contradiction avec la loi, ce choix pose question dans un contexte de stagnation de la consommation d’électricité en France d’une part (EDF se trouve déjà dans une situation périlleuse de surproduction), et d’atonie totale du marché nucléaire mondial d’autre part. Car il faut savoir que la production d’énergie nucléaire mondiale décroît depuis le début des années 2000, sapée par la progression rapide du marché des énergies renouvelables : en 2015, 300 milliards d’euros ont été investis à travers le monde dans les énergies renouvelables. Dix fois moins dans le nucléaire.

Chantier EPR de Flamanville © Micha Patault / Greenpeace

Les coûts de production des énergies renouvelables ne cessent de baisser, avec une conséquence élémentaire : l’atome ne sera bientôt plus compétitif. Le prix de l’électricité nucléaire a augmenté de 20 % en trois ans et continuera d’augmenter si on prolonge l’exploitation des centrales actuelles.  Son coût de production atteindra plus de 100 €/MWh  pour les prochains EPR, dont les retards continuent de s’accumuler (l’ASN est toujours en train de mener des investigations sur la cuve défecteuse de Flamanville). La Chine a d’ailleurs décidé d’un moratoire sur le projet des EPR de Taishan (déjà en cours de construction) tant que ces problèmes techniques n’étaient pas résolus, accentuant ainsi l’échec commercial de la stratégie internationale du nucléaire français.

Le grand carénage, nom de code de la maintenance nécessaire au prolongement de 10 ans d’un parc qui arrive à obsolescence, devrait au bas mot coûter 260 milliards d’euros (4,4 milliards par réacteur). Ces investissements pourtant nécessaires sont pour l’instant sous-estimés et sous-aprovisionnés par l’énergéticien, dont les comptes sont dans le rouge. L’État, actionnaire principal du groupe, a même dû renoncer à prendre le total de ses dividendes en monétaire l’année dernière (une économie d’1,8 milliard d’euros pour EDF, qui a ainsi pu afficher artificiellement des bénéfices d’1,1 milliard d’euros et échapper à un résultat net déficitaire).

EDF et l’État hors-la-loi

Au lieu d’appuyer la loi votée par sa propre majorité l’année dernière, Ségolène Royal n’a rien trouvé de mieux à faire que d’emboîter le pas du patron d’EDF en abondant, la semaine dernière, dans le sens d’un prolongement de 10 ans des centrales actuelles. La position définitive du gouvernement sur ce sujet sera connue lors de la publication sans cesse repoussée du plan pluriannuel de l’énergie (PPE), censé traduire concrètement les dispositions de la loi TE – mais c’est un bien mauvais signal.

Pour rappel, la Cour des comptes estime qu’il faudra fermer au minimum 17 à 20 réacteurs dans les prochaines années pour atteindre les objectifs de réduction du nucléaire inscrits dans la loi TE. De façon plus réaliste, il faudra sans doute en fermer une trentaine.

L’Allemagne au créneau

Dans la foulée, la presse allemande révélait qu’un incident survenu en 2014 à la centrale nucléaire de Fessenheim (est de la France), doyenne des centrales françaises, s’avérait plus important qu’annoncé : l’un des deux réacteurs n’était « momentanément plus contrôlable ». Subséquemment, un porte-parole de la ministre allemande de l’Environnement a déclaré que Fessenheim, toute proche de la frontière allemande, était « trop vieille » et « devrait être fermée le plus vite possible ». Faut-il le rappeler, c’était l’un des engagements de François Hollande que de fermer cette centrale durant son quinquennat (avant que la direction d’EDF ne conditionne sans raison valable sa fermeture à la mise en service de l’EPR de Flamanville, aujourd’hui repoussée à 2018 au moins).

Ce n’est pas tout : les écologistes allemands, de leur côté, ont dans leur viseur la centrale mosellane de Cattenom, qui compte quatre réacteurs couplés au réseau entre 1986 et 1991. Un rapport commandé par le groupe des Verts au Bundestag pointe des normes de sûreté « insuffisantes » qui conduiraient, outre-Rhin, à son déclassement. Le leader des Verts au Parlement allemand, Anton Hofreiter, a demandé au gouvernement fédéral d’ouvrir des négociations avec la France en vue de la fermeture de la centrale pour « danger imminent ».

Des plaintes qui s’accumulent

Mercredi 2 mars, le canton suisse de Genève annonçait avoir déposé une plainte concernant la centrale du Bugey, située dans le département français voisin de l’Ain et dont il demande depuis longtemps la fermeture. Le canton et la ville de Genève ont indiqué avoir porté plainte contre X « pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui et pollution des eaux », dans un courrier reçu par l’AFP. Le Bugey est effectivement l’une des plus vieilles centrales du parc français et présente des problèmes de sûreté récurrents. On a connu meilleure publicité.

Enfin, aux attaques venues de nos voisins européens s’ajoutent des actions judiciaires engagées par des organisations françaises. L’association Notre affaire à tous et le Comité de réflexion d’information et de lutte antinucléaire (Crilan) ont par exemple déposé un recours devant le Conseil d’État en vue de l’annulation d’un arrêté du 30 décembre 2015 relatif aux équipements sous pression nucléaires. Ces équipements recouvrent un certain nombre d’éléments décisifs pour la sûreté d’une centrale. Cet arrêté donnait un délai supplémentaire à l’énergéticien pour aligner ses équipements avec les nouvelles normes de sûreté post-Fukushima. Or, d’après la présidente de Notre affaire à tous, cet arrêté « permet en réalité aux industriels de déroger à leurs obligations essentielles de sûreté ». L’étau se resserre donc autour du nucléaire français.

L’équipage quitte le navire

Dernier signe en date de la déshérence d’EDF : la démission dimanche 6 mars du directeur financier du groupe, Thomas Piquemal, rejoignant peu ou prou la position de tous les syndicats sur le dossier Hinkley Point, à savoir une dénonciation de la non-viabilité économique du projet. Hinkley Point, c’est un projet de construction de deux réacteurs nucléaires de type EPR (une technologie qui n’est même pas encore au point, donc) au Royaume-Uni, dont EDF doit assumer finalement deux-tiers des coûts contre un tiers initialement, pour un total d’environ 24 milliards d’euros. Et déjà, le mois dernier, c’est le chef de chantier qui avait démissionné…

Un « bon investissement » avait pourtant jugé le ministre de l’Économie français, Emmanuel Macron, la semaine dernière, témoignant d’une admirable persévérance.

La situation est donc simple : EDF investit à perte de l’argent qu’il n’a pas, et derrière, ce sont les contribuables qui vont ramasser les pots cassés – d’une part parce que les coûts énergétiques ne cessent d’augmenter, d’autre part parce que la probabilité d’un accident nucléaire lié à des défauts de maintenance ne cesse de s’accroître. Faudra-t-il attendre un accident majeur sur le territoire français avant que le groupe et le gouvernement ne se décident enfin à réorienter la politique énergétique vers les renouvelables, et à combler le retard de la France sur ses voisins européens ? Ou qu’EDF fasse définitivement faillite ? Ce jour-là, il sera trop tard.