Stéphan Beaucher, consultant Océans pour Greenpeace France, nous raconte la réunion annuelle internationale pour la Conservation des Thonidés (ICCAT)
« L’ICCAT ne gère pas que le thon rouge, loin s’en faut ; elle a en charge toutes les espèces de thonidés (bonite, germont, listao, thon obèse) et encore plus de requins (mako, requin marteau, requin crocodile…). Au vu des résultats qu’elle a obtenus sur le thon rouge en plus de trente années de gestion, on a amplement de quoi être inquiet pour ces autres stocks dont nous avons entamé la revue de détails ce matin. À 11 heures venait le tour du thon rouge de l’est-atlantique et de Méditerranée.
Dans une salle comble et un silence religieux, Gerry Scot, Directeur du SCRS (le département scientifique de l’ICCAT) a entamé sa description selon un rituel bien huilé fait de cartes, de courbes et d’indicateurs barbares (MSY, FSY et on en oublie). L’heure est grave et les rangs des pêcheurs, jusque là présents par intermittence, sont complets. Pour situer l’importance de l’enjeu, sur 46 membres de l’ICCAT, 23 sont membres de la commission thon rouge (dont l’Albanie qui y a fait son entrée ce matin) et 14 ont un quota. L’Égypte frappe avec insistance à la porte des bénéficiaires de droits de pêche et l’Albanie pourrait bien la rejoindre ; on le saura dans les heures ou les jours à venir.
Comme on pouvait s’y attendre, et confirmant ainsi les chiffres contenus dans le rapport intermédiaire de septembre, les chiffres ne sont pas « bons » et le pronostic vital est engagé. Gerry Scot, pour qualifier l’avenir du thon rouge a employé le mot « lourdes incertitudes ». Pour un scientifique pur jus, cette formulation, aussi diplomatique qu’elle puisse paraître, est lourde de sens.
• On pêche trois fois trop de thon sur la zone par rapport à ce que l’on devrait pour permettre au stock de se renouveler en toute sécurité.
• La mortalité par pêche est 2,5 fois supérieure à ce qu’elle était entre 1990 et 2000.
• La biomasse de thon rouge de 8 ans et plus est au plus bas depuis les années 50.
• Les flottilles sont sur capacitaires (trois fois trop de puissance de pêche) et trop « efficaces ». Pire encore, la capacité a augmenté au cours des 4 dernières années. Comme si cela ne suffisait pas au malheur de cette espèce bénie des dieux mais maudite par les hommes, les senneurs représentent à eux seuls 85% des captures et c’est justement ce segment de flotte qui a connu une augmentation ces dernières années.
• Les armements ne jouent pas le jeu en envoyant des données lacunaires ou en les envoyant hors délais. À la date limite de réception des données, seules 15% de ces dernières étaient disponibles.
• La situation pourrait être encore plus noire que celle décrites en raison justement du caractère hétérogène des données ; en particulier, les valeurs relatives à l’effort de pêche et la productivité unitaire des bateaux sont vraisemblablement supérieures à celles qui ont été prises en compte dans les évaluations.
• Les sous déclarations sont très importantes ; Le SCRS confirme son évaluation des captures réelles : 61 000 tonnes (47 000 en Méditerranée et 14 000 en est atlantique) pour 28 500 tonnes autorisées et 15 000 préconisées par les scientifiques. À titre indicatif, 60 000 tonnes c’est ce que l’on pêchait sur la zone dans les années 80 ; à cette époque il n’y avait pas de fermes d’engraissement en Méditerranée, cette engeance qui a fait déraper la pêcherie vers toutes les dérives au point qu’elle échappe maintenant à tout contrôle.
À 11 heures 38, le mot que personne ne voulait entendre était lâché : MORATOIRE. Il fait partie des scenariis envisagés par le SCRS. Mais il en existe un autre : Profiter de l’abondance actuelle de juvéniles pour accélérer le renouvellement du stock. Pour cela il faudrait pêcher au plus 15 000 tonnes de thon rouge, ce qui suppose des mesures de gestion et des efforts de contrôle inédits. L’ICCAT aura-t-elle ce courage ? L’enjeu est double : Si on continue sur le rythme actuel le thon rouge disparaîtra du bestiaire de Méditerranée à court terme. En revanche si on s’en tient à 15 000 tonnes au maximum dès 2009, on pourrait revenir à 50 000 tonnes par an à l’horizon 2025-2030. Les pêcheurs auront-ils la patience d’attendre ? L’expérience montre malheureusement que ce secteur a plus l’habitude de gérer ses intérêts à très court terme.
Cerise amer sur ce gâteau déjà bien indigeste : On a la certitude qu’il faudrait réviser rétrospectivement à la hausse toutes les données de capture. Explication : C’est une évidence, on ne peut peser qu’un poisson mort. Or pour le thon, l’abatage n’intervient qu’après de multiples étapes qui s’étalent sur trois à quatre mois : Pour la majeur partie de la production en sortie de ferme.
Pour évaluer les captures on a donc recours à des coefficients de conversion suivant la forme sous laquelle on pèse le poisson. Ainsi 100 Kg de thon étêté/éviscéré sont comptabilisés pour 125 Kg de thon vivant et 100 Kg de thon congelé pour 110 Kg de vivant. Pour le thon engraissé (3/4 de la production) c’est l’inverse : Le thon a gagné du poids au cours du processus. Gerry Scot a annoncé que le facteur de conversion en vigueur était largement surévalué. Jusqu’alors on pensait (ce que ne démentaient bien entendu pas les engraisseurs) que 100 Kg de thon abattu après engraissement représentaient une capture de 75 Kg de thon vivant. On serait en fait plus proche de 85 Kg !
Après cette présentation quelque peu déprimante, le Président de séance a trouvé plus sage de renvoyer à plus tard les discussions sur le thon rouge plutôt que de lancer le débat juste après l’intervention de Gerry Scot. On peut difficilement lui donner tort sur ce point : la foire d’empoigne commencera donc demain et avec elle notre mission, notre raison d’être présents ici. »
Stéphan