Alors que le projet de loi d’orientation agricole, enfin discuté à l’Assemblée nationale à partir de demain, accélère l’industrialisation de notre agriculture et passe à côté de l’immense défi du renouvellement des générations, Greenpeace France appelle les député·es à donner un véritable cap à la transition agroécologique, notamment en transformant le texte en profondeur : les articles qui actent des reculs environnementaux doivent être rejetés [1].
« Ce projet de loi ne répond pas aux enjeux auxquels sont confrontés les agriculteurs et agricultrices, explique Sandy Olivar Calvo, chargée de campagne Agriculture à Greenpeace. Alors que nous sommes face à une crise agricole majeure et multidimensionnelle, certains articles visent, sous couvert de “simplification”, à accélérer l’industrialisation de l’agriculture, en facilitant par exemple le développement de fermes-usines et la construction de mégabassines. Cette prétendue “simplification” n’est en fait que le détricotage de mesures environnementales, qui va aggraver la paupérisation du monde paysan. »
L’agriculture industrielle a des impacts dramatiques sur l’environnement, elle ne permet pas de régler le mal-être paysan (16 % des ménages agricoles vivent sous le seuil de pauvreté monétaire), ni d’assurer le renouvellement des générations (la France a perdu les ¾ de ses agriculteurs ces 40 dernières années et il est souvent difficile de trouver des repreneurs pour les exploitations) [2]. Greenpeace exhorte les parlementaires à relever les défis majeurs de l’agriculture : la nécessaire transition agroécologique et le renouvellement des générations afin de résoudre profondément et durablement la crise agricole.
« Les parlementaires doivent se saisir de cette unique loi d’orientation agricole du quinquennat d’Emmanuel Macron pour transformer notre agriculture et l’orienter vers des modèles durables, poursuit Sandy Olivar Calvo. Il est nécessaire de soutenir l’installation d’exploitations familiales, d’élevages paysans et écologiques : il est donc crucial de redonner à ce texte une réelle ambition afin de fixer un cap clair pour l’installation, la transmission et la transition agroécologique. »
Greenpeace appelle les parlementaires à une refonte en profondeur du texte, et en particulier des articles 1 et 15.
Article 1er : l’agriculture, “caractère d’intérêt général majeur”, un cadeau à la FNSEA
L’article premier alinéa 3 du projet de loi propose d’inscrire que “la protection, la valorisation, le développement de l’agriculture (…) et l’alimentation sont d’intérêt général majeur tant qu’ils garantissent la souveraineté alimentaire de la Nation, qui contribue à la défense de ses intérêts fondamentaux”. Greenpeace alerte sur les intentions qui se cachent derrière ces notions qui pourraient être utilisées pour favoriser une production agro-industrielle, et demande la suppression pure et simple de cet alinéa du projet de loi.
- La notion “d’intérêt général majeur” est floue et problématique : alors qu’il existe déjà pléthore d’expressions qui renvoient à l’intérêt général en droit positif [3], la notion d’intérêt général majeur est moins fréquente, et lorsque cette notion est utilisée, elle est précisée par un régime juridique défini par le législateur. Or, il n’en n’est rien pour cet alinéa : dès lors, cette expression se présente soit comme un neutron législatif, soit comme une disposition manquant de clarté et de prévisibilité. Elle encourt donc, pour ces deux motifs, la censure du Conseil constitutionnel.
Par ailleurs, la volonté politique du gouvernement derrière cette notion est très claire : fournir un motif dérogatoire devant les juridictions administratives pour contourner certaines législations environnementales (telles que la protection des espèces ou les restrictions d’usage de l’eau en cas de sécheresse) afin de favoriser la mise en oeuvre de projets industriels à fort impact environnemental, tels que les mégabassines [4] - Concernant la notion de “défense des intérêts fondamentaux de la nation”, le Conseil d’État a recommandé, en avril dernier, la suppression de cette mention, arguant que “la portée (de celle-ci) [n’est] pas claire et son utilité apparaissant douteuse” [5]. Greenpeace soutient cet avis car, en tout état de cause, ces termes sont susceptibles de contrevenir aux impératifs de clarté, de normativité et d’intelligibilité de la loi.
- Concernant la notion de souveraineté alimentaire, Greenpeace demande une révision de l’ensemble de l’article premier afin de garantir sa conformité avec la déclaration sur le droit des paysans adoptée par les Nations unies en 2018 [6]. En effet, pour Greenpeace, le gouvernement détourne et manipule la notion de souveraineté alimentaire en omettant des aspects fondamentaux tels que le respect des droits des paysans et du droit à l’alimentation, la priorité donnée à une production agricole plus locale et à une alimentation de proximité ou encore le développement de l’agroécologie. La vision de la souveraineté alimentaire présentée par le gouvernement ne prend pas en compte la nécessité de contrôler l’impact de nos échanges commerciaux sur les pays tiers, ni la destination des produits agricoles, ni notre dépendance à certaines importations, comme le soja pour l’alimentation animale [7].
Article 15 : un article pour intensifier toujours plus l’industrialisation de l’agriculture
Cet article vise à accélérer la prise de décision des juridictions en cas de contentieux contre des projets d’ouvrages hydrauliques agricoles et des installations d’élevage, comme les mégabassines et les fermes-usines. En invoquant l’urgence, cet article permettrait de réduire les délais des procédures administratives relatives à ce type de projets, au détriment des associations et des riverains qui auraient moins de temps pour rassembler, organiser et présenter des arguments concernant les risques environnementaux et sanitaires associés à ces projets agricoles. Par conséquent, les juges auraient également moins de temps pour se faire une idée claire de la situation.
La Défenseure des droits a d’ailleurs jugé que cet article “porte atteinte au droit au recours” en donnant une “présomption d’urgence” aux projets hydrauliques et d’élevage. Elle pointe également des “risques de constitutionnalité au regard notamment du principe d’égalité devant la justice” [8]. Le Conseil d’État avait aussi préconisé l’abandon de ces dispositions dans son avis sur le projet de loi.
« Nous appelons les parlementaires à supprimer totalement cet article, poursuit Sandy Olivar Calvo. Accélérer les contentieux juridiques est une stratégie qui prive les citoyens et citoyennes de leur droit de recours et de leur capacité à participer à l’évolution de leur territoire en matière d’agriculture et d’alimentation. Les projets les plus fréquemment contestés devant les tribunaux sont précisément ceux liés à l’agriculture industrielle, qui ont des conséquences dramatiques sur les territoires et la vie des riverains. »
Au sujet de cette “simplification”, Greenpeace alerte sur la récente publication d’un décret, privant ainsi la possibilité d’un débat public, visant également à réduire les délais de contentieux sur des projets relatifs aux mégabassines et aux fermes-usines. Il est notamment prévu de réduire les délais de recours de quatre à deux mois contre ces projets ou encore de fixer un délai maximal de jugement à 10 mois pour les contentieux [9].
De plus, Greenpeace sera particulièrement vigilante à l’égard des amendements à venir, notamment ceux proposés par le syndicat agricole majoritaire : les parlementaires doivent rejeter catégoriquement tout amendement susceptible d’entraîner une industrialisation toujours plus accrue de notre système agricole.
Notes aux rédactions :
[1] La LOA, renommée « loi d’orientation pour la souveraineté agricole et le renouvellement des générations en agriculture » après les manifestations du secteur agricole en début d’année, a été annoncée en grande pompe en septembre 2022 comme la grande loi agricole du quinquennat d’Emmanuel Macron. Après des mois de concertations illusoires entre la société civile et le ministère de l’Agriculture et la publication d’un pacte d’orientation agricole en décembre 2023, le projet de loi est enfin débattu au sein de l’Assemblée nationale.
[2] Sources : “Entre les ménages agricoles, les inégalités de revenu sont plus fortes que dans la moyenne de la population”, Le Monde, 27 février 2024 et INSEE, Revenus et patrimoines des ménages 2021.
[3] Expressions qui renvoient à l’intérêt général en droit positif : une notion de raison impérative d’intérêt public majeur ; une notion d’intérêt national majeur ; une notion d’intérêts fondamentaux de la nation et une notion d’intérêt général.
[4] Voir “Mégabassines : pourquoi s’y opposer ?” sur le site de Greenpeace France et “Agriculture : devant le conseil des ministres, un nouveau projet de loi pour produire plus, avec moins de contraintes”, Le Monde, 3 avril 2024 et dépêche AFP “Projet de loi sur l’agriculture : que contient le texte présenté en Conseil des ministres ce mercredi ?”, reprise par Le Parisien, 3 avril 2024.
[5] Avis sur un projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole et le renouvellement des générations en agriculture – Conseil d’Etat, 4 avril 2024.
[6] Voir la déclaration sur le droit des paysans adoptée par les Nations unies en 2018.
[7] Une grande partie de ce que l’on produit sert à nourrir les animaux ou à remplir les réservoirs des voitures. En 2016 par exemple, 24 % seulement des céréales ont servi à nourrir directement l’humanité. Voir : “Produire autrement : L’agriculture européenne alimente majoritairement les animaux et les voitures, plutôt que les humains”, rapport de Greenpeace, octobre 2020
[8] Voir l’avis de la Défenseure des droits, avril 2024
[9] Voir le compte Twitter de Marc Fesneau et Journal Officiel du 10 mai 2024.