Menacée par une procédure-bâillon aux États-Unis, Greenpeace active pour la première fois la directive européenne « anti-SLAPP »
Greenpeace International (GPI) dépose aujourd’hui un recours devant un tribunal néerlandais contre l’entreprise américaine Energy Transfer (ET), spécialisée dans la construction d’oléoducs[1]. Il s’agit du tout premier recours jamais déposé sur la base de la directive européenne « anti-SLAPP », adoptée en avril 2024, qui vise à protéger contre les procédures-bâillons les personnes morales et physiques qui s’expriment sur des questions d’intérêt public[2]. GPI entend obtenir réparation pour l’ensemble des pertes et dommages qu’elle a subis et continue de subir en lien avec les poursuites sans fondement lancées par ET. L’entreprise américaine réclame des centaines de millions de dollars à GPI et aux entités de Greenpeace aux États-Unis.
« Energy Transfer nous réclame 300 millions de dollars, simplement parce que Greenpeace International a signé une lettre ouverte aux côtés de plus de 500 autres organisations. Nous sommes là face à un cas d’école de procédure-bâillon. Nous avons donc décidé de nous défendre en activant la nouvelle directive “anti-SLAPP” de l’Union européenne. Si nous l’emportons, un message fort sera envoyé aux entreprises polluantes qui se croient toutes-puissantes : l’ère de l’impunité est terminée. Une victoire encouragerait la société civile européenne à se mobiliser, et montrerait à celles et ceux qui luttent contre les procédures-bâillons partout dans le monde que des solutions existent », a déclaré Daniel Simons, conseiller juridique principal à Greenpeace International.
Depuis 2017, GPI et les entités de Greenpeace aux États-Unis se défendent contre les poursuites sans fondement d’ET, lancées dans le sillage des manifestations menées par les peuples autochtones en 2016 contre son oléoduc Dakota Access. ET affirme que ces manifestations ont été orchestrées par Greenpeace. En 2017, ET a déposé une première plainte devant un tribunal fédéral américain en vertu de la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act), une loi fédérale destinée à combattre la mafia et le crime organisé. Le juge a classé l’affaire, déclarant que les preuves étaient « loin d’être suffisantes » pour établir l’existence d’une activité criminelle de ce type. En 2019, sur la base d’arguments similaires, ET a engagé de nouvelles poursuites devant un tribunal de l’État du Dakota pour des chefs d’accusation de diffamation et de conspiration, entre autres. Le procès avec jury doit s’ouvrir le lundi 24 février. Le Dakota du Nord ne dispose pas de législation « anti-SLAPP », et même en cas de victoire, les entités de Greenpeace en cause ne pourraient pas recouvrer l’intégralité des frais engagés – un problème que le recours déposé aujourd’hui aux Pays-Bas tente de résoudre pour GPI.
Les poursuites engagées par Energy Transfer sont des exemples flagrants de procédures-bâillons (Strategic Lawsuits Against Public Participation). Comme toutes les procédures-bâillons, celles d’ET ont pour but d’asphyxier les organisations non gouvernementales et les militants sous les frais de justice, de les pousser à la faillite et, en fin de compte, de faire taire les voix qui s’élèvent pour défendre l’intérêt général[3].
« Cette affaire marque un tournant dans la lutte contre les procédures-bâillons. Depuis trop longtemps, de puissantes entreprises utilisent ces procédures abusives pour faire taire toute critique et priver les organisations de la société civile de leurs ressources. En invoquant la directive européenne “anti-SLAPP”, Greenpeace International ne fait pas que se défendre : elle crée un précédent qui pourrait protéger les activistes, les journalistes et les défenseurs des droits partout dans le monde. Une victoire dans cette affaire enverrait un signal fort : les procédures-bâillons ne resteront pas sans réponse, et les grandes entreprises qui cherchent à instrumentaliser la justice pour étouffer la contestation devront rendre des comptes », a déclaré Emma Bergmans, membre du comité directeur de CASE et conseillère principale en matière de politique et de plaidoyer pour Free Press Unlimited.
Greenpeace International, dont le siège se trouve aux Pays-Bas, invoque le droit néerlandais en matière de responsabilité civile et d’abus de droits, ainsi que le chapitre V de la directive européenne, adoptée en 2024. Cette dernière protège les organisations basées dans l’Union européenne (UE) contre les procédures-bâillons engagées en dehors de l’UE et leur permet de demander une indemnisation[4]. La directive, ainsi que la législation néerlandaise en vigueur, permettent à GPI d’exercer un recours contre trois entités du groupe Energy Transfer, à savoir Energy Transfer LP, Energy Transfer Operating LP et Dakota Access LLC, pour les dommages qu’elle a subis et continue de subir en raison des procédures-bâillons et des actions connexes aux États-Unis[5]. En juillet 2024, Greenpeace International a transmis à ET une lettre la mettant en demeure de retirer son action en justice dans le Dakota du Nord et de payer des dommages-intérêts, sous peine de poursuites judiciaires[6], ce qu’Energy Transfer a refusé de faire.
La directive « anti-SLAPP » de l’UE entre en vigueur alors que l’industrie des énergies fossiles a de plus en plus souvent recours à l’outil juridique pour faire taire les lanceurs d’alerte, les organisations environnementales et toutes les voix critiques. Un rapport de la Coalition Against SLAPPs in Europe (CASE) fait état de 1049 procédures-bâillons en Europe pour la période 2010-2023, dont 166 en 2023[7]. Les grandes compagnies pétrolières Shell, TotalEnergies et ENI ont également lancé ce type de procédures contre des entités de Greenpeace ces dernières années À ce jour, ni Shell au Royaume-Uni ni TotalEnergies en France n’ont obtenu gain de cause[8].
[1] Une traduction de l’assignation est disponible à ce lien.
[2] En avril 2024, l’Union européenne a adopté une directive visant à lutter contre les SLAPP. Les procédures-bâillons, également connues sous l’acronyme anglais SLAPP (« Strategic Lawsuit Against Public Participation ») qui signifie littéralement « gifle », sont des poursuites juridiques abusives utilisées par des entreprises pour tenter de limiter voire d’empêcher la mobilisation publique de la société civile. La directive dispose que si une entité domiciliée dans l’UE fait l’objet d’une SLAPP en dehors de l’UE (comme cela est le cas pour GPI), elle devrait pouvoir intenter une action en dommages et intérêts dans l’État membre dans lequel elle est domiciliée, en l’occurrence les Pays-Bas. En ce sens, l’affaire représente la première application concrète des dispositions de la directive.
[3] Greenpeace France : Entreprises fossiles : bâillonner pour mieux régner
[4] Directive (UE) 2024/1069 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 relative à la protection des personnes qui participent à la vie publique contre les demandes manifestement infondées et les procédures judiciaires abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »).
[5] Les Pays-Bas, comme tous les États membres de l’UE, ont jusqu’à mai 2026 pour transposer la directive en droit national. Cependant, le gouvernement néerlandais a déclaré que le droit néerlandais existant peut et doit être interprété comme donnant effet au chapitre V de la directive, sans qu’il soit nécessaire de le modifier.
[6] Communiqué de Greenpeace France : Greenpeace International active la directive européenne contre les procédures-bâillons pour contester une action en justice d’Energy Transfer (juillet 2024)
[7] The Case, Number of SLAPPs in Europe continues to rise (décembre 2024)
[8] Shell – Communique de Greenpeace International : Shell settles multimillion-dollar SLAPP lawsuit against Greenpeace (décembre 2024)
TotalEnergies – Greenpeace France : Victoire contre Total : la justice nous donne raison (mars 2024)
ENI – Communiqué de Greenpeace International : Greenpeace Italy and ReCommon defiant as oil giant ENI files intimidation lawsuit (octobre 2024)