Les négociations continuent bon train au Bourget. A un train d’enfer puisque Laurent Fabius attend un nouveau texte, définitif celui-là, jeudi, soit après-demain, la dernière journée devant être consacrée au travail de traduction et de vérification juridique du texte par chaque pays concerné. Le risque est désormais celui-ci : que toutes les options ambitieuses du texte soient rejetées pour aboutir à chaque fois au plus petit dénominateur commun. Et sur chaque sujet il se trouve au moins quelques pays pour faire blocage. L’Inde, notamment. Focus.
« India is the new China » : vraiment ?
C’est un refrain que l’on entend souvent dans les travées du Bourget, notamment dans la bouche des “Occidentaux” : l’Inde serait la nouvelle Chine. Le pays qui s’évertue à bloquer les discussions. Celui qui ne sait pas faire de compromis. Celui qui, comme la Chine à Copenhague, pourrait bien faire en sorte que cette COP tourne au fiasco.
Nonobstant, à y regarder de plus près, le cas indien est plus compliqué qu’il n’y paraît. Il incarne à lui-même les difficultés inhérentes à une négociation multilatérale dans un monde fondamentalement inégalitaire. Dans un monde où le développement des uns s’est fait au détriment des autres et où, de fait, les responsabilités historiques comme les intérêts présents divergent profondément. Comment se mettre d’accord pour régler un problème global quand tous les participants ne sont pas sur un pied d’égalité ? C’est la question, tant passionnante qu’épineuse, que pose aujourd’hui l’Inde.
Un pays en développement développé
L’Inde est membre du G77 : un groupe de pays en développement reconnu par l’ONU, qui compte désormais 134 Etats aux intérêts convergents. Mais contrairement à nombre de pays dits vulnérables également membres du G77, l’intégrité du territoire indien n’est pas entièrement menacée par le dérèglement climatique : même si elle en subit d’ores et déjà la rudesse, comme le montrent les inondations actuelles dans la ville de Chennai, elle n’est pas menacée de submersion à court ou moyen terme. Par conséquent, elle n’est pas tenue de soutenir des propositions aussi radicales que ses copains insulaires, dont l’existence même est en jeu.
Surtout, l’Inde n’a évidemment pas le même poids économique que les îles Kiribati ou que le Bangladesh. Elle est aujourd’hui la 12e puissance économique du monde et à l’inverse de la majorité des économies occidentales, elle connaît encore aujourd’hui une croissance dynamique : environ 6% en 2015. Et certains analystes prédisent qu’elle pourrait même dépasser la croissance chinoise en 2017.
Côté démographie, l’Inde comptait près d’1,26 milliard d’habitants en 2015, soit 17,5 % de la population mondiale, ce qui en fait le second pays le plus peuplé du monde derrière… la Chine. Il devrait devenir le pays le plus peuplé au monde aux alentours de 2025. Autrement dit : l’Inde, par son poids économique et son poids démographique, est un nouvel acteur incontournable de la scène diplomatique mondiale. Durant cette COP21, elle fait son entrée dans le cercle très fermé des « Big players », comme on dit dans le jargon onusien.
Un gros pollueur
Et d’autant plus quand il s’agit de considérations sur le climat. Car l’Inde est désormais l’un des plus gros émetteurs de CO2 de la planète, derrière la Chine et les États-Unis. En cause : un mix énergétique composé à plus de 60% d’énergies fossiles, du charbon en grande majorité, l’une des énergies les plus polluantes pour l’atmosphère.
Or, la consommation indienne de charbon est censée doubler, voire tripler dans les 15 prochaines années si une trajectoire différente n’est pas prise rapidement. Elle viendrait alors se placer au niveau chinois, devant les États-Unis. Un bon accord ne peut donc pas se passer de contributions ambitieuses de la part du gouvernement indien.
Une ligne sans concession
Au Bourget, c’est une petite délégation relativement jeune et peu connue des négociateurs habitués de la zone bleue qui porte la feuille de route indienne. En réalité, ce qui agace les négociateurs occidentaux envoyés par des pays dont les économies, fondées sur des inégalités Nord-Sud, ne s’arrêtent plus de stagner, c’est le rigorisme des Indiens sur la question du financement de « l’adaptation » des pays du Sud : alors même qu’ils connaissent une économie dynamique, ces satanés pollueurs orientaux sont intransigeants sur les transferts de fonds et de technologies qu’il reviendrait aux pays développés de consentir, dans la mesure où leur responsabilité historique dans le dérèglement climatique est sans commune mesure avec la leur.
Le ministre de l’Environnement indien, Prakash Javadekar, l’a d’ailleurs répété plusieurs fois : « L’Inde est ici pour s’assurer que les pays riches paient la dette carbone qu’ils ont contractée. » Une obsession d’autant plus justifiée que l’engagement à Copenhague en 2009, de collecter 100 milliards de dollars par an, en passant notamment par le Fonds vert pour le climat, n’a toujours pas été tenu. La délégation indienne a donc laissé entendre qu’elle ne verserait pas dans un « faux optimisme ». Et sans doute a-t-elle raison de nous dégriser un peu. Car si l’espoir nous met en mouvement, la naïveté ne mène jamais nulle part.
Pour le dire simplement : les Indiens demandent aux Américains de financer leur transition énergétique, c’est-à-dire d’investir dans leur propre économie. Et c’est d’ailleurs à cette aune qu’il faut comprendre la frilosité américaine sur la question du soutien financier à ces nouvelles puissances économiques. Les pays du Nord seraient sans doute plus enclins à mettre la main à la poche s’ils pouvaient vérifier l’usage des fonds et engranger au passage quelques retours sur investissement. Une ingérence économique et politique que certains pays du Sud, comme l’Inde ou la Chine, ne sauraient évidemment tolérer.
Cette ligne, naturellement, rallie autour d’elle un grand nombre de pays pauvres au Bourget, en attente de fonds pour financer leur transition énergétique comme pour éviter les pertes et dommages irréversibles provoqués par les catastrophes climatiques.
Un pays développé en développement
Ce qu’oublient souvent de préciser les commentateurs occidentaux lorsqu’ils raillent le comportement indien, c’est qu’en réalité l’Inde est encore, par bien des aspects, un pays pauvre. Plus de 363 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, soit encore 30 % environ de la population (contre 37,2 % en 2004). A peu près le même nombre n’ont pas accès à l’électricité et environ 34% des enfants souffrent encore de malnutrition.
Dans ce contexte, la priorité du gouvernement sur le plan énergétique est simple : apporter une énergie régulière aux millions de foyers qui n’y ont pas encore accès. Autrement dit, le gouvernement indien considère qu’il a besoin d’espace pour continuer à pouvoir émettre, pendant plusieurs années encore, du carbone pour soutenir le développement de son économie.
D’ailleurs, si l’on rapporte le volume d’émission à chaque habitant du pays, les chiffres sont spectaculaires : un Indien émet en moyenne 17 fois moins qu’un Américain, et 5 fois moins qu’un Français. De quoi relativiser la responsabilité indienne.
C’est pourquoi l’Inde bloque sur deux points cruciaux au Bourget. D’abord, la délégation indienne négocie dur pour ne pas reconnaître le seuil des 1,5°C : elle prête à le faire, mais à la condition d’un engagement solide des pays riches sur le financement de l’adaptation des pays pauvres aux changements climatiques venait enfin à voir le jour.
Ensuite, c’est la mise en place d’un mécanisme de révision des ambitions nationales tous les cinq ans qui bloque : les Indiens sont d’accord pour 10 ans, avec un premier rendez-vous après 2020 – libre à tous ceux qui le souhaitent de réviser leur contribution à leur guise, ont déclaré les officiels indiens hier, avec une note d’humour pince sans-rire. Or, si l’on suit cette logique, cela signifie que les politiques publiques engagées par les Etats nous placeraient sur une trajectoire d’environ 3°C d’augmentation – puisque c’est ce à quoi correspond le total des propositions nationales (INDC) présentées au Bourget.
Problème : d’après les scientifiques, nous avons déjà perdu un temps dont on ne sait pas s’il sera rattrapable, certains bouleversements climatiques prenant la forme de basculements géothermiques irréversibles.
Signes et preuves de bonne volonté
L’Inde peut néanmoins se prévaloir d’une politique favorable aux énergies renouvelables. En 2003, l’Electricity Act promeut les sources de production alternatives et favorise la mise en réseau des installations d’énergies renouvelables. En 2005, la Politique nationale d’électricité offre des conditions d’investissement attractives dans les renouvelables pour les capitaux privés. Une politique tarifaire est mise en place dans la foulée, qui instaure un tarif de rachat préférentiel pour l’énergie issue de sources renouvelables. Un quota fixe d’obligation d’achat d’électricité renouvelables par les entreprises est même établi. Enfin, au début de la COP21, l’Inde a inauguré une Alliance solaire (« Solar Alliance ») avec plusieurs pays africains afin de faire fructifier un capital qu’ils possèdent de manière égale : le rayonnement du soleil.
Mais elle pourrait faire plus. De par son exposition solaire comme par le dynamisme de son économie, certes encore bien trop inégalitaire, elle pourrait s’engager plus avant dans cette voie au sein des négociations, et reprendre la demande de 100% d’énergies renouvelables pour tous d’ici à 2050.
D’une part, parce que c’est crucial dans l’échiquier des négociations : si aucun des gros joueurs ne reprend ces propositions ambitieuses – et nécessaires pour le climat – leur chance d’être inscrites dans l’accord est infime. Qu’un grand pays les reprenne à son compte, et les cartes sont rabattues, chacun des pays-clés étant forcé d’improviser une nouvelle position. C’est, d’une certaine manière, la responsabilité historique de l’Inde lors de cette COP21 – notamment si elle veut rester l’un des pays-clés du G77.
D’autre part, parce que les énergies renouvelables sont aussi une solution à suivre pour construire un mix énergétique décentralisé, à même de pourvoir aux besoins d’énergie des paysans éloignés de la ville et des sources de production majeures.
C’est pourquoi Kumi Naidoo, le directeur de Greenpeace International, a écrit une lettre ouverte au Premier ministre indien, Narendra Modi, affirmant : « Le changement climatique n’a pas été causé par l’Inde, mais l’Inde en paie le prix. Une solution à celui-ci ne pourrait-elle pas néanmoins être portée par l’Inde ? {…} Nous reconnaissons que les pays riches n’agissent pas assez. Mais si l’Inde bouge, en forçant les pays riches à suivre son exemple, ce ne sont pas seulement des militants comme moi qui vous seront reconnaissants, mais des millions d’hommes et de femmes qui ne sont pas encore nés. » Une lettre ouverte reprise d’ailleurs dans la presse indienne.
Jeu de rôles
L’exemple indien est instructif à plusieurs égards. Il illustre la complexité des facteurs à prendre en compte au moment de négocier un accord international au consensus, qu’il s’agisse de variables diplomatiques (qui fait quoi et comment réagit-on sur l’échiquier de la zone bleue) ou de variables politiques, à savoir quel est le discours le plus légitime à faire valoir et quelles sont les contraintes domestiques propres à chaque Etat.
L’Inde pourrait jouer un rôle historique. Même si tout n’est pas perdu, c’est loin d’être gagné, pour employer le langage abscons et absurde qui convient aux négociations onusiennes. New Delhi est désormais un acteur-clé. Un acteur qui pourrait réellement changer le cours de l’histoire.
Mais cet éclairage ne doit pas nous détourner des pays riches. C’est ce que nous renvoie, de manière un peu tragique, la rigueur diplomatique indienne. Et c’est ce que les pays riches doivent entendre, et rapidement : ce sont eux qui, en refusant de tirer les conséquences de leur responsabilité initiale dans le dérèglement climatique, bloquent tout accord ambitieux au Bourget.
PS : Ah oui, j’ai failli oublier. Hier, en arrivant au Bourget, on a eu le droit à la distribution gratuite d’un pensum totalement pro-nucléaire. Un petit lavage de cerveau matinal, ça ne fait jamais de mal.