Sortez les doudounes, coupez le wifi, étendez votre linge et enfilez vos plus beaux cols roulés ! Voilà quelques-uns des gestes préconisés par des membres du gouvernement et de la majorité présidentielle, au nom de la sobriété. Utiles ? Oui ! Suffisants ? Certainement pas ! Rarement ce mot de « sobriété » aura été autant au cœur de l’actualité… et autant caricaturé et instrumentalisé. Que recouvre vraiment la sobriété, ce pilier essentiel de la lutte contre le changement climatique et de la protection de la planète ? Pourquoi est-ce indissociable des enjeux de justice sociale et solidarité ? On fait le point.
« Les politiques de sobriété (sufficiency policies) recouvrent les mesures et les pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande en énergie, en matériaux, en terres, en eau, tout en assurant le bien-être de toutes et tous, dans le cadre des limites planétaires »3e volet du rapport du GIEC (avril 2022, p. 35 du résumé pour décideurs)
1. La sobriété, ça ne relève pas (que) du niveau individuel
Comme l’énonce très clairement la définition du GIEC (qui utilise le terme anglais sufficiency, qu’on pourrait aussi traduire par « suffisance » ou « quantités suffisantes »), la sobriété est une combinaison de politiques publiques et d’engagements des citoyens et citoyennes, qui collectivement permettent de réduire notre demande en ressources naturelles et notre consommation d’énergie en éliminant le superflu, pour in fine réduire notre impact sur le climat et l’environnement.
La sobriété relève bien en partie des « pratiques quotidiennes », ces « petits gestes » déjà adoptés par beaucoup d’entre nous : baisser le chauffage d’un ou deux degrés ; acheter en vrac et réduire ses déchets ; limiter sa consommation de viande et de produits laitiers ; acheter d’occasion ; privilégier la marche, le vélo, les transports en commun ; renoncer à prendre l’avion ; etc. Face à la crise climatique et environnementale, chaque geste compte. Et l’addition de ces pratiques quotidiennes individuelles peut contribuer directement à réduire notre impact collectif sur la planète. Mais ce n’est évidemment pas suffisant… Comme l’ont démontré plusieurs études, les gestes individuels ne pourront contribuer, au mieux, qu’à atteindre le quart des objectifs climatiques français. Le reste ? Cela relève des entreprises et surtout du cadre fixé par l’Etat.
La sobriété suppose donc nécessairement des mesures politiques ambitieuses : elle ne peut reposer uniquement sur des choix individuels et l’engagement de citoyens et citoyennes qui ne peuvent pas toutes et tous agir de la même façon et dépendent eux-mêmes des entreprises, des infrastructures, des services publics et du cadre légal général dans lequel ils et elles vivent. Nous ne disposons pas toutes et tous des mêmes marges de manœuvre pour changer nos comportements et nos modes de vie : renoncer aux déplacements en voiture, par exemple, est beaucoup plus facile à faire pour une personne vivant en milieu urbain que dans un territoire rural délaissé par les services publics de transport. De même, comment demander à une famille logée dans une « passoire thermique », qui paie déjà des factures d’énergie mirobolantes sans parvenir à se chauffer décemment, de baisser ses radiateurs d’un degré ? Transports publics, logements, mode de consommation, alimentation… La sobriété concerne tous ces domaines dans lesquels l’action publique est essentielle.
Petite mise au point : Que des membres de gouvernement annoncent vouloir porter des cols roulés ou des doudounes pour faire des économies de chauffage, c’est anecdotique ; qu’ils prennent des mesures pour cesser de subventionner les énergies fossiles, sortir du système d’élevage industriel, interdire la publicité pour des produits néfastes pour l’environnement, limiter la surconsommation, taxer les superprofits et réduire l’impact des plus grandes fortunes, c’est ce que les citoyen·nes attendent d’eux. Encourager les « petits gestes » ne doit pas détourner l’attention des responsabilités des décideurs politiques et économiques et maintenir un système économique, fiscal et social destructeur.
2. La sobriété, c’est du réalisme et du pragmatisme
La définition de la sobriété retenue par le GIEC retient une notion clé : celle de « limites planétaires ». Dépasser ces seuils reviendrait à compromettre la survie de l’humanité. Dès 2009, une équipe internationale de chercheurs identifiait et catégorisait neuf limites planétaires, dont le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère (plastiques, microparticules, produits chimiques)… Sur ces neuf limites, six ont déjà été franchies ou atteignent un niveau critique. Cette notion de « limites planétaires » fait également écho à la raréfaction des ressources naturelles, que ce soit l’eau, les minerais, les énergies fossiles.
Face à ce constat, que fait-on ? Continue-t-on à produire des millions de tonnes de plastique, à extraire du pétrole et du gaz jusqu’à épuisement, à émettre des gaz à effet de serre, à raser des forêts pour nourrir encore plus de bétail dans des fermes-usines, à produire pour répondre à une demande en augmentation constante, encouragée par la publicité et un système économique productiviste ? L’état des connaissances scientifiques est clair : limiter le réchauffement climatique à 1,5°C ou même en deçà de 2°C impose une réduction drastique de notre consommation d’énergie et de ressources naturelles et par conséquent des transformations profondes de nos sociétés, en priorité pour les pays les plus riches.
La sobriété consiste donc d’abord à regarder le monde tel qu’il est, avec lucidité : quels sont nos besoins essentiels et quels sont les leviers les plus rapides et les plus efficaces, à actionner aujourd’hui pour limiter notre empreinte environnementale ? Là encore, les conclusions du GIEC sont claires : les innovations technologiques ne suffiront pas à enrayer le changement climatique, alors que des mesures de sobriété, prenant en compte les intérêts des populations et les impératifs de justice sociale, pourraient avoir des effets rapides et de grande ampleur. Sans pour autant revenir à la « lampe à huile » ou au « modèle amish » que raillait maladroitement Emmanuel Macron, en septembre 2020, il est urgent de tenir compte des recommandations des scientifiques et d’encourager la sobriété, loin des belles promesses et des paris technologiques.
Petite mise au point : Faire croire qu’on peut perpétuer la croissance du trafic aérien grâce à un hypothétique « avion vert » relève du pur dogmatisme. En attendant d’éventuelles (et de toute façon lointaines) avancées technologiques, il y a urgence à réduire drastiquement les déplacements en avion. De même, il est irresponsable de faire croire qu’on pourra maintenir un même niveau de consommation d’énergie et répondre au défi climatique grâce à des nouveaux réacteurs nucléaires de type EPR, en mettant sous le tapis les délais de construction (déjà plus de quinze ans pour le seul EPR en construction en France), les coûts faramineux et les quantités de déchets nucléaires produites (voir notre analyse du projet Cigéo). Les énergies renouvelables elles-mêmes ne suffiraient pas à répondre à une demande en énergie croissante. L’urgence impose donc de consommer moins d’énergie, pour réduire en priorité notre dépendance aux énergies fossiles, mais aussi au nucléaire.
3. La sobriété va de pair avec la solidarité et le bien-être partagé
« Éviter dès le départ la demande en énergie, en matériaux, en terres, en eau, tout en assurant le bien-être de toutes » : là encore, la définition de la sobriété retenue par le GIEC met le doigt sur un élément déterminant. La sobriété vise aussi à assurer le bien-être de toutes et tous, en satisfaisant les besoins essentiels.
La question de la sobriété se pose avant tout en termes de justice sociale : quelles sont les surconsommations qu’il faut réduire en priorité afin d’assurer un niveau de bien-être satisfaisant à toutes et tous ? Comment garantir une juste répartition des richesses et un accès commun à des ressources par nature limitées ? C’est un fait : nous ne consommons pas toutes et tous de la même manière et ne contribuons pas dans les mêmes proportions au réchauffement climatique et à la destruction de l’environnement. De nombreuses études ont démontré l’impact colossal des multinationales sur le changement climatique. Moins d’une centaine d’entreprises multinationales sont responsables de près des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. On sait également que les plus grandes fortunes contribuent beaucoup plus lourdement au dérèglement climatique : d’après le Rapport mondial sur les inégalités, les 10% les plus riches émettent autant de gaz à effets de serre que les 50% les plus pauvres de la planète ! En France, les 10% les plus aisés émettent cinq fois plus de carbone que la moitié la plus pauvre de la population.
Les mesures de sobriété devraient donc en priorité s’attaquer aux surconsommations et aux usages superflus dont tout le monde ne bénéficie pas de la même façon et qui ne contribuent pas à assurer le bien-être de toutes et tous. Cela consiste aussi à changer en profondeur le système économique et fiscal, et à mettre en œuvre des politiques de répartition plus équitable destinées à la fois à préserver l’environnement et à garantir le bien-être collectif.
Par ailleurs, sobriété ne signifie pas austérité, bien que de nombreux responsables politiques entretiennent volontiers le flou, pour justifier le statu quo, la poursuite d’une croissance sans limite ou pour menacer de façon caricaturale d’un retour à la bougie. La sobriété, au contraire, aura pour conséquence d’améliorer le bien-être du plus grand nombre, par exemple en isolant mieux les logements et en les rendant plus confortables tout en réduisant les factures de chauffage ; en développant des réseaux de transports publics nombreux, efficaces, fiables et sûrs ; en réduisant le trafic routier et la pollution de l’air au bénéfice de la santé des citoyens et citoyennes ; en refusant l’accaparement des ressources en eau par quelques agro-industriels et en garantissant un accès équitable à une eau de qualité, etc… La sobriété nécessite par nature plus d’investissements dans les infrastructures collectives et les services publics, au bénéfice de tous les citoyens et citoyennes. Elle suppose également des mécanismes de justice sociale, de solidarité et de redistribution pour répondre aux besoins essentiels de toutes et tous. Quand les politiques libérales d’austérité s’attaquent aux services publics, les politiques de sobriété visent au contraire à s’attaquer aux surconsommations et à l’accaparement des ressources par quelques-uns au détriment des citoyens et citoyennes.
Petite mise au point : Les récentes déclarations dramatiques du président Macron sur la « fin de l’abondance », le temps des « sacrifices » et l’appel à une « mobilisation générale » répondent avant tout à une vision à très court terme pour faire face à une situation de pénurie. Elles renvoient une nouvelle fois à l’idée de privation et d’écologie punitive, sans pour autant remettre en cause les racines profondes de cet état d’ébriété énergétique et consumériste : ni la surconsommation, ni les inégalités, ni le rôle des multinationales et des plus grandes fortunes dans cette crise ne sont pointés du doigt.
4. La sobriété, ce n’est pas une option !
La sobriété est un pilier essentiel de la transition énergétique et environnementale. Elle est au cœur de la vision sociale et environnementale pour laquelle nous militons, à Greenpeace. Et nous ne sommes pas les seuls à le penser : nombre de scientifiques et d’organismes tels que le GIEC, l’Ademe ou encore l’Agence internationale de l’énergie appellent à la mise en place urgente de mesures de sobriété.
Ce n’est pas un hasard si le GIEC, dans le 3e volet de son 6e rapport, consacre un chapitre entier à ce qu’il appelle les « sufficiency policies », des leviers à la fois politiques et individuels destinés à faire baisser la demande en énergie mais aussi en diverses ressources. D’après les calculs des membres du GIEC, basés sur de nombreux travaux scientifiques, les changements de comportements et de modes de vie pourraient permettre une diminution de 40% à 70% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Encourager ces profondes modifications, grâce à des politiques publiques, n’est donc plus une option mais un incontournable de la lutte contre le changement climatique. Et, précise le GIEC, pour motiver ces changements sociaux et culturels, l’équité sociale est déterminante : il est possible de maintenir un niveau de vie et un bien-être décents, voire de faire en sorte d’en faire bénéficier tous les citoyens et citoyennes, en réduisant l’impact carbone des ménages les plus aisés.
Les organismes comme l’institut Negawatt, qui modélise depuis des années déjà des scénarios de transition énergétique basés sur le triptyque « sobriété, efficacité, énergies renouvelables », ne sont plus les seuls à plaider pour des politiques de sobriété ambitieuse. Trois des quatre scénarios de transition énergétique de l’étude Transition(s) 2050 de l’Ademe accordent une place centrale à la sobriété, désormais « incontournable », selon cette agence publique. RTE, le gestionnaire du réseau électrique français, a également intégré dans ses scénarios des évolutions vers plus ou moins de sobriété, et propose un outil pour économiser l’énergie lors des pics de consommation, Ecowatt. Et même l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a listé récemment 10 propositions de mesures concrètes que pourraient prendre les gouvernements afin de réduire la demande de pétrole et de gaz, face à la crise énergétique liée au conflit en Ukraine. Peu de voix s’élèvent aujourd’hui pour accuser ces organismes d’être des partisans du retour à la bougie ou du modèle amish. La sobriété est bel et bien un enjeu vital, reconnu au niveau mondial.
Petite mise au point : Même au sein du gouvernement, l’heure n’est plus à moquer celles et ceux qui plaidaient déjà de longue date pour une vraie politique de sobriété. L’exécutif s’est fixé pour objectif de réduire la consommation énergétique du pays de 10% d’ici 2024. Une prise de conscience qui s’inscrit avant tout dans un contexte de risque de pénurie cet hiver et de forte inflation des prix de l’électricité. Mais si le plan proposé par le gouvernement se borne à de petits changements sans s’attaquer aux causes structurelles de la surconsommation, ce sera un coup d’épée dans l’eau…
5. La sobriété, c’est du concret
Outre les recommandations listées plus haut, de l’AIE ou de Negawatt, voici quelques pistes très concrètes pour mettre en place une politique ambitieuse et audacieuse de sobriété qui bénéficiera à l’ensemble des citoyens et citoyennes :
- On refonde le système économique et fiscal : pour encourager les changements de mode de vie, des changements structurels doivent intervenir. Notre fiscalité doit encourager ce qui va dans le sens de la sobriété (transports en commun, produits locaux, rénovation thermique…) et inversement dissuader les consommations ostentatoires et les activités les plus néfastes. Le système fiscal doit aussi aller dans le sens de plus de justice sociale, en pesant davantage sur les ménages les plus fortunés dont l’empreinte carbone est nettement plus élevée que celle des plus précaires.
- On met en place dès à présent des séries de mesures très concrètes, notamment dans les transports, l’énergie, l’agriculture. Par exemple :
- Taxer les superprofits des multinationales et affecter les recettes à la rénovation thermique des logements les plus précaires ou à la mise en place de repas dans les cantines scolaires et universitaires issus de produits locaux et bio.
- Fermer les vannes du pétrole et du gaz, en disant stop à tout nouveau projet d’exploitation pétrolière ou gazière et à toute infrastructure permettant d’augmenter l’importation d’hydrocarbures.
- Interdire les vols nationaux lorsqu’une alternative ferroviaire existe en 6h ou moins ; interdire les extensions d’aéroport.
- Adopter un moratoire contre l’exploitation minière en eaux profondes : plutôt que de puiser des nouveaux minerais et détruire des écosystèmes inexplorés, consommons moins et recyclons les matériaux existants ! (soutenez notre pétition sur le sujet)
- Interdire l’importation sur le territoire français et européen de produits et de denrées ayant contribué à la déforestation ou à la destruction d’écosystèmes fragiles dans des pays tiers, comme le soja, le maïs, le bois…
- Éteindre définitivement les écrans publicitaires numériques, des consommations d’énergie superflue et qui contribuent à la surconsommation (soutenez notre pétition sur le sujet)
- Interdire les publicités et partenariats pour les entreprises « fossiles » (pétro-gazières, constructeurs automobiles, compagnies aériennes et maritimes) : nous devons rompre avec des décennies de modes de consommation encouragés par la publicité.
- Instaurer un moratoire sur les nouvelles fermes-usines et les extensions de fermes-usines existantes pour entamer une sortie de l’élevage industriel, au profit du développement des filières végétales et des systèmes d’élevage écologique.
- Encourager la diminution de notre consommation de viande et produits laitiers : végétaliser davantage notre alimentation, y compris dans la restauration collective, et interdire aux lobbies de la viande d’intervenir dans les écoles.
- On respecte (vraiment) les propositions des citoyens et citoyennes, premiers et premières concernés, souvent bien plus audacieuses et concrètes que celles du gouvernement (on se souvient des propositions de la Convention citoyenne pour le climat).
Toutes ces mesures et celles proposées par de nombreuses organisations ne dispensent évidemment pas d’agir chacun et chacune à notre niveau. Pour que les gouvernements enclenchent cette transformation profonde, il faut aussi que ces changements soient soutenus massivement par les populations.
C’est là que vous pouvez agir, en révolutionnant nos modes de vie et en réduisant nos consommations énergétiques. Cols roulés, doudounes et mesures structurelles : tout cela est complémentaire et utile. On s’y met toutes et tous !