Avec un bilan carbone douteux, les carburants fabriqués à partir de matières premières utilisées pour l’alimentation, nocifs pour la biodiversité, perpétuent un modèle agricole à bout de souffle dénonce, dans une tribune au « Monde », un collectif d’ONG engagées dans la défense de l’environnement dont Greenpeace fait partie.
Aujourd’hui, l’essentiel des énergies renouvelables utilisées dans le domaine des transports repose sur les biocarburants dits de première génération – ou agrocarburants – c’est-à-dire des carburants fabriqués à partir de matières premières utilisées pour l’alimentation. Vingt ans après l’engagement dans cette voie, le constat est implacable : bilan carbone douteux voire pire que les carburants fossiles, pression sur la biodiversité et les sols, accaparement des terres ou encore tension sur le prix des denrées alimentaires.
Pourtant le gouvernement s’entête à défendre cette politique désastreuse en multipliant les tours de passe-passe et les cadeaux fiscaux aux différents lobbies. Une fois de plus, le projet de loi de finances du gouvernement propose de réhausser les objectifs d’incorporation de biocarburants dans l’essence et dans le gazole. Officiellement, cette hausse ne portera que sur les biocarburants avancés c’est-à-dire issus de “déchets” et n’entrant pas en compétition avec l’alimentation.
Mais cette manœuvre est une illusion dont le gouvernement est devenu spécialiste. En 2019, il a essayé de faire passer l’un des principaux produits à base d’huile de palme utilisé par Total dans sa bioraffinerie pour un “déchet” avant de se faire rappeler à l’ordre par le Conseil d’Etat. En 2018, le gouvernement avait discrètement fait passer l’un des principaux coproduits issus de la betterave à sucre de la catégorie des biocarburants de première génération à la catégorie des biocarburants avancés. Pourtant ce coproduit sucrier est largement utilisé pour la fabrication de la levure ; il entre donc en compétition avec l’alimentation, comme le dénoncent en vain les professionnels du secteur.
Tour de passe-passe
Depuis ce tour de passe-passe, l’utilisation de ce coproduit pour fabriquer du bioéthanol a permis de soutenir l’essor fulgurant de l’E85, soutenu par une défiscalisation qui en fait le carburant le moins cher sur le marché.
La demande créée par les biocarburants nous rend prisonnier d’un modèle agricole à bout de souffle, car les biocarburants n’ont que peu à voir avec l’agriculture biologique. Bien au contraire. Après la pomme de terre, les grandes cultures qui reçoivent le plus de traitements phytosanitaires sont le colza, la betterave sucrière et le blé. Or, ces trois cultures représentent 60% des matières premières à partir desquelles sont produits le biogazole et le bioéthanol consommés en France. La production intensive du colza a conduit de nombreux agriculteurs dans une impasse technique, notamment depuis l’interdiction des néonicotinoïdes. La dérogation arrachée par les producteurs de betteraves à sucre pour continuer à utiliser ce pesticide est un sursis dont les abeilles payent le prix fort. En France, c’est une surface de 800 000 hectares, l’équivalent d’un département comme le Puy de Dôme, qui est ainsi consacrée à la production de biocarburants. Des surfaces qui ont notamment été grignotées sur les jachères, réduites aujourd’hui de plus de moitié par rapport aux années 2000. Or, les pesticides et la disparition des jachères sont, selon le Muséum national d’Histoire naturelle, les deux principaux facteurs à l’origine de l’effondrement des populations d’insectes et d’oiseaux en milieu agricole.
La pression exercée sur les terres et les écosystèmes par une demande insoutenable en biocarburant ne s’arrête pas à nos frontières. Nous importons de la déforestation pour faire rouler nos voitures. Depuis le 1er janvier 2020, l’huile de palme ne fait plus partie de la liste des matières premières incorporables dans les biocarburants. C’est une excellente nouvelle mais remplacer l’huile de palme par l’huile de soja ou de colza ne fait que déplacer le problème ailleurs : depuis les forêts d’Asie du Sud-Est jusqu’aux savanes arborées d’Amérique du Sud ou encore sur les prairies et steppes d’Europe de l’Est. En 2020, seuls 38% des volumes de colza incorporés dans les carburants étaient d’origine française : les importations depuis l’Ukraine augmentent chaque année, entraînant la conversion de terres riches en carbone et en biodiversité en champs de colza. Un problème qui pourrait s’accentuer dans les prochaines années car nous savons que nous devrons produire davantage d’huile pour répondre aux besoins alimentaires de base de millions de personnes : nous ne pourrons pas répondre à ce défi sans déforestation, ou conversion d’écosystèmes, si nous continuons à soutenir le développement des usages énergétiques sur des terres cultivées.
En étant le premier pays européen à exclure l’huile de palme de la liste des biocarburants, la France a entraîné d’autres pays dans son sillage. Alors que s’ouvre la révision de la directive sur les énergies renouvelables, il faut aller plus loin en consolidant et en accélérant la sortie urgente, dans l’ensemble des États membres, des biocarburants contribuant le plus à la déforestation : l’huile de palme et l’huile de soja. Mais il faut également avoir le courage politique d’engager un plan de sortie global des biocarburants de première génération, en France et en Europe. Prisonnier des lobbies agricoles, ce courage ne viendra pas du ministère de l’Agriculture. Comme ils l’ont fait avec l’huile de palme en s’opposant au gouvernement, nous demandons donc aux parlementaires d’ouvrir la voie avec l’examen du projet de loi de finances qui débute et de supprimer progressivement les avantages fiscaux à l’ensemble des biocarburants de première génération, y compris ceux que le gouvernement essaie de faire passer pour des biocarburants avancés.
Signataires
- Véronique Andrieux, directrice du WWF France
- Lorine Azoulai, porte-parole d’Ingénieurs Sans Frontières AgriSTA
- Geneviève Bernard, présidente de Terre de Liens
- Allain Bougrain-Dubourg, président de la LPO
- Juliette Caroulle, porte-parole d’ANV-COP21
- Luc De Ronne, président d’Action Aid France
- Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France
- Marc Giraud, porte-parole de l’ASPAS
- Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot
- Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France
- Stéphen Kerckhove, délégué général de l’association Agir pour l’Environnement
- Rémi Luglia, président de la Société nationale de protection de la nature (SNPN)
- Xavier Morin, président de Canopée
- Philippe Quirion, président du Réseau Action Climat France
- Arnaud Schwartz, président de France Nature Environnement
- William Todts, directeur de Transport & Environment
- Elouan Trichard, porte-parole d’Alternatiba
- François Veillerette, porte-parole de Générations Futures