"Que l'on fasse partie de l'industrie ou que l'on soit un citoyen ou une citoyenne ordinaire, tout le monde exige la "sécurité", mais pour que cela ait un sens, il est important de comprendre ce que signifie réellement la "sécurité"".
- ProfilMasashi Goto
- Masashi Goto est un ingénieur nucléaire à la retraite qui a conçu les enceintes de confinement des réacteurs pour Toshiba à partir de 1989. Il est aujourd'hui membre de la Commission des citoyens pour l'énergie nucléaire (CCNE). L'accident de la centrale de Fukushima Daiichi s'est produit deux ans seulement après son départ à la retraite. Fort de son expérience professionnelle, M. Goto s'est donné pour mission de partager ses connaissances scientifiques sur l'accident et de mettre en lumière d'autres problèmes dans l'industrie. Il s'exprime ouvertement sur les questions de sûreté nucléaire et sur les conflits inhérents au redémarrage des autres réacteurs nucléaires du Japon.
"En tant qu'ancien ingénieur en énergie nucléaire, j'estime qu'il est de mon devoir de partager tout ce que je sais. Ce que j'ai de plus précieux à offrir, c'est la capacité de parler des problèmes et des dangers liés à la technologie nucléaire. Je ne suis pas là pour dire que l'énergie nucléaire est totalement bonne ou mauvaise, mais simplement pour exposer les faits. Ensuite, c'est à vous de tirer vos propres conclusions".
C'est ainsi qu'a débuté une présentation donnée par Masashi Goto en 2012, l'année suivant l'accident de Fukushima Daiichi.
À partir de 1989, M. Goto a travaillé comme ingénieur concepteur de réacteurs nucléaires. Cependant, avant même de prendre sa retraite en 2009, il s'inquiétait déjà de la manière dont la sécurité était perçue et gérée au sein de l'industrie. Deux ans seulement après avoir pris sa retraite, ses pires craintes se sont concrétisées lorsque la centrale de Fukushima Daiichi a subi une triple fusion lors du grand tremblement de terre de l'est du Japon. Regrettant de ne pas avoir parlé plus fort lorsqu'il en avait l'occasion, il a décidé de partager activement ses connaissances sur l'industrie nucléaire et sur les problèmes liés à la réglementation japonaise en matière de sécurité, à la fois en ligne et par le biais d'interventions publiques.

Un manque de réflexion et une stratégie irréaliste
Quatorze ans après l'accident de Fukushima Daiichi qui a dévasté des communautés entières sur une vaste zone, le gouvernement japonais poursuit une politique énergétique qui cherche à réactiver les réacteurs nucléaires restants du Japon comme si rien ne s'était passé. Au lendemain de l'accident, le gouvernement a fait mine de mettre en place des commissions d'enquête, mais il a finalement passé moins d'un an à établir officiellement les causes de la défaillance, laissant de nombreuses questions sans réponse. Selon M. Goto, le gouvernement n'a pas tiré la leçon principale de Fukushima Daiichi, à savoir que la sécurité doit toujours être la priorité absolue et qu'aucune situation susceptible de déclencher un accident grave, aussi improbable qu'elle puisse paraitre, ne doit être ignorée. Il affirme que l'approche actuelle du Japon à l'égard de nombreuses questions non résolues autour de l'accident semble de plus en plus déconnectée de la réalité.
Les risques peuvent être exprimés en termes de "potentiel de dommages" ou de "probabilité d'occurrence". Si nous n'y prenons pas garde, nous risquons de sous-estimer le potentiel de dommages graves dans les situations qui, bien que peu probables, peuvent avoir des conséquences catastrophiques. En effet, il n'y a aucune raison pour qu'une situation improbable entraîne uniquement des dommages limités. Au contraire, de nombreux scénarios peu probables comportent un risque de conséquences terribles. Actuellement, l'évaluation des risques nucléaires est encore trop axée sur l'aspect "probabilité".

En Europe, le démantèlement d'un réacteur nucléaire prend généralement entre 50 et 70 ans. En raison des niveaux élevés de radioactivité résiduelle dans les premières années, certaines zones doivent être laissées à l'abandon pendant une longue période avant de pouvoir être démantelées en toute sécurité. Cette approche protège également les techniciens d'une exposition excessive aux radiations pendant le processus de démantèlement. Dans le cas de Fukushima Daiichi, des points d'interrogation subsistent quant à la possibilité de retirer en toute sécurité les débris de combustible* des cuves des réacteurs, et il n'existe pas encore de plans détaillés pour le traitement et le stockage des débris lorsqu'ils auront été récupérés avec succès. Les unités 1 à 3 de Fukushima Daiichi contiennent chacune au moins 200 à 300 tonnes de débris dangereux résultant de la fusion du cœur du réacteur. Une mauvaise manipulation risque de provoquer d'autres accidents ou une exposition évitable. Selon M. Goto, l'enlèvement des débris ne doit pas se faire dans la précipitation.
"Tokyo Electric Power Company (TEPCO) prétend avoir un calendrier de démantèlement qui peut être achevé dans les 30 à 40 prochaines années mais ce n'est absolument pas réaliste. 30 ans est le délai minimum absolu pour le démantèlement planifié d'une centrale qui n'a pas été endommagée par un accident. Compte tenu de la gravité des événements et de l'état actuel des réacteurs de Fukushima Daiichi, le processus devrait durer entre 100 et 200 ans. Mais comme TEPCO a déjà affirmé que le site pouvait être entièrement restauré, elle se sent maintenant obligée de présenter un calendrier compatible, même si elle n'a aucun espoir de réussite. Il en va de même pour le traitement de l'eau contaminée sur le site de Fukushima Daiichi".

Une question de priorités
En ce qui concerne la planification du projet de démantèlement ainsi que les discussions actuelles sur les meilleures solutions pour traiter les sols et les eaux contaminés, M. Goto s'inquiète du manque d'experts prêts à donner la priorité aux leçons tirées de la catastrophe de Fukushima Daiichi. La maîtrise de la technologie ne doit pas être synonyme de liberté de décider où fixer les limites en termes de sécurité. M. Goto estime qu'il existe un fossé évident entre les ingénieurs qui considèrent la sécurité comme une priorité absolu et ceux qui ne le font pas.
"Quelle est la priorité numéro un ? Si vous ne clarifiez pas ce point et si vous n'employez pas des experts qui comprennent que la sécurité doit être primordiale, vous allez perdre de vue cet objectif. Bien sûr, les valeurs sont propres à chacun et chacune, et je ne veux pas dire que la sélection des experts doit être purement idéologique mais si un ingénieur ne souscrit pas, a minima, au principe de base selon lequel "il ne doit y avoir aucun risque de rejet de matières radioactives nocives dans l'environnement", il n'a rien à faire dans le projet.
Qu'est-ce qui est le plus important ? - C'est la même question qui a été posée aux citoyens japonais il y a quatorze ans. Privilégions-nous l'économie et le confort à tout prix, ou choisissons-nous de vivre modestement, mais en sécurité et sans souci ?
Le "mythe" de la sûreté nucléaire a peut-être été porté par le gouvernement et l'industrie de l'énergie mais le public qui a adhéré à ce mythe avec enthousiasme porte également une part de responsabilité, estime M. Goto. "Je vois des similitudes avec la façon dont le Japon a été entraîné dans la Seconde Guerre mondiale", déclare-t-il.
"Le pays s'est égaré et l'opinion publique s'est progressivement déformée, jusqu'à ce que nous ayons la conviction de devoir nous sacrifier en temps de guerre. Il s'agit d'un processus trop complexe pour que l'on puisse se contenter de dire que les responsables se sont trompés et que tout le monde a été entraîné malgré lui. Je vois un phénomène similaire dans l'industrie nucléaire, et c'est ce qui a permis au mythe de la sûreté nucléaire de se développer. Que l'on fasse partie de l'industrie ou que l'on soit un citoyen ou une citoyenne ordinaire, tout le monde exige la "sécurité", mais pour que cela ait un sens, il est important de comprendre ce que signifie réellement la "sécurité"".

Le droit de vivre en sécurité
Face à des citoyens qui exigent une sécurité absolue, les défenseurs des intérêts de l'énergie nucléaire ont tenté de détourner les préoccupations du public en introduisant le concept de "sécurité relative", c'est-à-dire l'idée qu'il n'existe pas de sécurité absolue, mais que nous acceptons toutes sortes de petits risques dans notre vie quotidienne. La compréhension technique de la "sûreté" a également été influencée par ce raisonnement. Ce n'est qu'après l'accident de Fukushima Daiichi que les autorités de régulation ont admis publiquement pour la première fois que la sécurité nucléaire "n'est pas absolue". Aujourd'hui encore, l'industrie de l'énergie n'accepte pas qu'on exige d'elle la sécurité totale, qualifiant cette demande de "non scientifique". Goto souligne que cette position reflète la réticence de l'industrie à aborder la question de la sécurité fondamentale - en d'autres termes, le danger inhérent - de la technologie nucléaire.
Au sens scientifique, je suis d'accord pour dire que la sécurité "absolue" n'existe pas. Cependant, en raison de la gravité et de la nature irréparable des dommages lorsque quelque chose tourne mal dans une centrale nucléaire, je pense qu'il s'agit d'une technologie qui ne devrait pas être utilisée à moins qu'une garantie absolue de sécurité puisse être donnée. Dans ce contexte, le terme "sûr" devrait signifier qu'il n'existe aucun scénario potentiel dont on ne puisse se remettre. Les personnes qui conçoivent et promeuvent cette technologie ont la responsabilité d'expliquer l'étendue des risques aux personnes susceptibles d'être affectées, à savoir le grand public. L'industrie nucléaire n'a pas encore fourni au public suffisamment d'explications qu'il puisse décider en connaissance de cause d'accepter ou non les risques. Il est naturel et légitime que le public exige un niveau de sécurité absolue, car c'est lui qui souffrira en cas de problème.

"La sécurité est un concept qui dépend de la situation, mais les citoyennes et les citoyens ont le droit de s'attendre à être protégé·es. C'est une question de droits humains. Si nous nous écartons du principe selon lequel chaque membre de la société a ces droits, c'est toute la société, fondées sur ce principe, qui commence à s'effondrer. Je parle de technologie parce que c'est ce que je comprends le mieux avec ma formation d'ingénieur, mais la technologie et les droits humains sont interconnectés. En ce qui me concerne, j'estime que toute technologie qui empiète sur les droits humains est une mauvaise technologie.
Si nous, le public, ne reconnaissons pas nos droits et ne nous intéressons pas aux informations qui pourraient avoir des implications sur notre propre sécurité, nous n'aurons pas les ressources nécessaires pour nous défendre. Apprendre les risques associés aux différentes méthodes de production d'énergie ne nécessite pas de connaissances technologiques, il ne s'agit pas d'une discussion théorique - nous vivons dans un monde qui a déjà connu trop d'accidents impardonnables.
- *Débris de combustible : Le combustible nucléaire qui fusionne avec les éléments structurels de la cuve du réacteur (par exemple les éléments de support, les barres de contrôle et la base en béton) lors d'une fusion.
