"J'ai immédiatement pensé que nous trouverions des niveaux de contamination suffisamment élevés pour rendre des pans entiers de territoire impropres à l'habitation humaine, comparables à la situation autour de la centrale de Tchernobyl".

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ProfilRianne Teule
Rianne Teule, spécialiste des radiations basée aux Pays-Bas, a dirigé pendant dix-sept ans l'équipe de conseil en radioprotection de Greenpeace. Elle a participé à des enquêtes sur les rayonnements et à des actions de protection du public sur des sites contaminés par la radioactivité dans des régions aussi diverses que l'Afrique, l'Amérique du Sud et le Moyen-Orient, ainsi que dans les zones les plus touchées par la catastrophe de Tchernobyl. Peu après le début de la catastrophe nucléaire de Fukushima Daiichi en 2011, elle est arrivée au Japon pour enquêter sur l'étendue réelle de la contamination radioactive dans la préfecture de Fukushima.

"Je me souviens encore très bien de la scène qui s'est déroulée pendant les premiers jours de notre enquête, quand je me suis rendue au Japon au lendemain de l'accident de Fukushima Daiichi. Depuis, je n'ai jamais cessé de penser à Fukushima, même si je n'ai pas pu participer aux enquêtes annuelles de Greenpeace ces dernières années. Il est impératif de ne pas oublier la catastrophe de Fukushima Daiichi".

Fin mars 2011, deux semaines à peine après le tremblement de terre et le tsunami qui ont déclenché la fusion de plusieurs réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, Rianne Teule a atterri au Japon en tant que membre d'une équipe de conseil en radioprotection de Greenpeace. Le groupe s'est rendu dans la préfecture de Fukushima pour déterminer l'étendue réelle de la contamination radioactive provenant de la centrale de Fukushima Daiichi dans la région.

Souvenirs vivants d'un paysage surréaliste

La ville de Yonezawa, dans la préfecture de Yamagata, se trouve à un peu plus de 90 km de la centrale de Fukushima Daiichi, à la frontière avec le nord-ouest de la préfecture de Fukushima. La ville est entourée de hautes montagnes qui ont évité une trop forte contamination à la région. De nombreuses personnes ayant fui la préfecture de Fukushima se sont donc retrouvées dans la relative sécurité de Yonezawa. L'équipe internationale d'experts et expertes s'est également installée dans cette ville, traversant chaque jour la frontière avec la préfecture de Fukushima pour effectuer des mesures.

L'équipe s'est principalement concentrée sur la zone située au nord-ouest de Fukushima Daiichi. Rianne Teule se souvient d'avoir tenu entre ses mains un spectromètre à rayons gamma alors que l'équipe traversait les montagnes en direction de la ville de Fukushima. Elle a vu les chiffres sur l'appareil commencer à augmenter avant même d'avoir atteint la ville proprement dite. Bien que la ville de Fukushima soit située à environ 60 km à l'ouest de la centrale, l'équipement de l'équipe indiquait déjà des niveaux de radiation significativement élevés. Rianne Teule s'est tout de suite inquiétée des conséquences que cela aurait.

"Comme nous avions des preuves évidentes de l'augmentation de la radioactivité, même dans la ville de Fukushima, ce que nous pourrions rencontrer dans les zones plus proches de la centrale nous inquiétait beaucoup. Nos inquiétudes portaient sur deux points : le niveau immédiat de contamination et les conséquences potentielles à long terme. J'ai tout de suite pensé que nous trouverions des niveaux de contamination suffisamment élevés pour rendre des pans entiers de territoire impropres à l'habitation humaine, comme autour de la centrale de Tchernobyl".

"Dans les principales zones urbaines de l'intérieur de la préfecture de Fukushima, à savoir Koriyama et la ville de Fukushima, les niveaux de radiation étaient suffisamment élevés pour nécessiter des mesures de protection accrues dans la vie quotidienne. Cependant, dans les rues et les magasins, les gens menaient une vie normale, et les villes semblaient fonctionner comme si rien ne s'était passé. L'atmosphère des villes n'en était que plus surréaliste", se souvient Rianne Teule.

"Je pense que la majorité de la population n'avait aucune idée des taux de radioactivité en cours dans leur ville. Quand bien même les gens auraient-ils eu des soupçons, ils n'avaient pas accès aux équipements capables de les mesurer. Je me souviens avoir pris des mesures autour des écoles et sur les terrains de jeu où les enfants étaient encore autorisés à jouer dehors. Nous avons effectivement identifié des zones contaminées dans des proportions qui auraient pu être dangereuses pour les enfants. Lorsque nous avons communiqué ces résultats, les autorités ont fermé certaines des zones concernées et ont envoyé du personnel pour nettoyer".

Dans le village d'Iitate, situé en altitude à environ 45 km de la centrale de Fukushima Daiichi, aucun ordre d'évacuation n'avait été émis à la fin du mois de mars 2011. Cependant, les experts et expertes en radioprotection de Greenpeace ont découvert que la zone avait été particulièrement touchée par les retombées radioactives et que les niveaux de radiation dans le village nécessitaient une évacuation urgente.

Les niveaux de radiation élevés relevés à plus de 40 km de Fukushima Daiichi se situaient bien en dehors de la zone d'évacuation mandatée par le gouvernement, qui s'étendait à un rayon de 30 km autour de la centrale. S'appuyant sur les résultats de son enquête, Greenpeace a fait pression sur le gouvernement japonais pour qu'il annonce de nouvelles zones d'évacuation au-delà de la précédente, en évacuant en priorité les enfants et les femmes enceintes. Greenpeace a également exhorté le gouvernement à mieux communiquer les informations sur la situation et à apporter un soutien supplémentaire aux habitants et habitantes des zones touchées.

Imaginer à défaut de voir

Comme l'explique Rianne Teule, un accident nucléaire d'une telle ampleur au Japon, considéré comme un leader mondial en matière de technologie, a été un choc pour l'industrie nucléaire dans le monde entier.

Au moment de l'accident de Tchernobyl en 1986, les expertes et experts européen·nes qui continuaient à promouvoir l'énergie nucléaire ont tenté de minimiser les implications de la catastrophe, en soulignant que l'accident s'était produit dans ce qui était alors l'Union soviétique, où, selon leurs dires, les normes de sécurité étaient souvent médiocres. L'accident aurait été un effet de la situation sociopolitique. En revanche, la technologie japonaise avait l'image (à tort ou à raison) d'être la meilleure dans son domaine. L'accident de Fukushima Daiichi a donc entraîné une réévaluation de la sûreté nucléaire. Si même le Japon n'a pas été capable d'empêcher un tel accident, la conclusion est claire : la même chose peut se produire n'importe où.

Bien entendu, ce choc ne s'est pas limité à l'industrie nucléaire. Les années qui ont immédiatement suivi l'accident de Fukushima Daiichi ont été marquées par un changement majeur de l'opinion publique sur l'énergie nucléaire, non seulement au Japon mais aussi dans le monde entier, et plus particulièrement en Europe. Le gouvernement allemand est allé jusqu'à annoncer qu'il poursuivrait désormais une politique de dénucléarisation complète, un changement de cap déterminant.

Cependant, au fil des années, le mouvement antinucléaire a commencé à s'estomper à nouveau. Rianne Teule estime que ce phénomène est symptomatique d'un problème plus fondamental de la société moderne. Selon elle, le monde d'aujourd'hui, dominé par l'information, est avide d'explications rapides et faciles à digérer, ce qui peut en fait devenir un obstacle quand il s'agit de se pencher dans le détail sur des questions complexes. Les dommages causés par la contamination radioactive en sont un bon exemple : par nature difficiles à voir, ils sont donc faciles à oublier.

"Le format des réseaux sociaux exige des présentations accrocheuses qui permettent au spectateur de comprendre l'essentiel d'une histoire en quelques secondes. La propagation invisible des radiations nucléaires et les effets rampants qui se manifestent sur de longues périodes ne se prêtent pas à ce format de la même manière qu'une inondation ou une explosion dans une installation industrielle. Il n'y a pas de scènes spectaculaires de débris volant dans les airs. Peut-être les gens s'attendent-ils à voir des images graphiques d'animaux mutants et de personnes malades qui rappellent la catastrophe de Tchernobyl. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les dommages prennent de nombreuses formes, et qu'ils ne sont pas tous facilement visibles".

"Certaines personnes dont les maisons et les villes ont été contaminées lors de la catastrophe de Fukushima Daiichi sont restées ou revenues dans la région, faisant de leur mieux pour reconstruire leur vie et avancer, tandis que d'autres ont déménagé et ont commencé à se construire une nouvelle vie. Mais dans les deux cas, je pense que l'impact de l'accident sur la vie des gens a été très mal compris. Le lobby nucléaire a souvent dit que "personne n'était mort à cause de l'accident de Fukushima Daiichi", mais c'est totalement dédaigneux. Il suffit de se poser un peu pour réfléchir à l'impact que l'accident a eu sur tant de vies pour commencer à comprendre à quel point cette attitude est insensible".

Dans quelle mesure avons-nous compris à l'époque l'impact de l'accident sur la vie des gens et dans quelle mesure le comprenons-nous vraiment aujourd'hui, quatorze ans plus tard ? Même les personnes vivant dans la région de Fukushima ou celles vivant plus loin et ayant une expérience directe de l'accident ont des compréhensions différente de la situation. Et qu'en est-il des personnes vivant hors du Japon ou de celles qui sont nées après l'accident ? En fin de compte, qui que vous soyez et où que vous soyez, la clé de la compréhension est de prendre les informations dont vous disposez et d'utiliser votre imagination pour essayer de vous mettre à la place de quelqu'un d'autre.

Fournir les outils pour se protéger

La plupart des gens n'ont pas une connaissance approfondie de ce qu'est la radioactivité et de comment elle fonctionne. Si vous êtes soudainement confronté·e à la réalité de la contamination radioactive dans votre propre vie, vous devez étudier la question et trouver comment faire pour vous protéger. Bien entendu, les personnes vivant autour de Fukushima Daiichi n'ont pas fait exception à la règle.

"D'après mon expérience, la plupart des Japonais et japonaises ont une grande soif de connaissances et de nombreuses personnes se sont donné un mal fou pour s'informer sur les radiations et ont finalement acquis une vraie compétence en la matière. Je trouve leur résilience incroyablement admirable. J'ai rencontré des personnes qui sont passées de totalement novices à véritables experts et expertes en radiations, allant même jusqu'à prendre leurs propres mesures et à interpréter les données. Constater une telle détermination m'a profondément inspirée".

Avant de se rendre à Fukushima, Rianne Teule a mené des enquêtes dans des régions ayant subi des niveaux très alarmants de contamination radioactive, notamment en Irak au lendemain de la guerre et sur un site d'extraction d'uranium au Niger. Elle a été impressionnée par la façon dont la population japonaise abordait la question de la contamination, alors que dans d'autres régions du monde, dans des situations similaires, les gens n'avaient pas réussi à s'extraire de la confusion et la frustration.

Les personnes vivant dans les villages autour des mines d'uranium du Niger sont extrêmement pauvres et la plupart n'ont pas conscience des dangers que représentent les matières radioactives. Quand on leur a expliqué les risques de contamination de leur lieu de vie, cela les a inquiété·es mais ils et elles n'ont pas eu les ressources nécessaires pour prendre des mesures pour se protéger. De même, après la fin de la guerre en Irak, Rianne Teule a découvert des niveaux dangereux de radioactivité dans les villages entourant une installation nucléaire. L'équipe de Greenpeace a exhorté les gens à retirer les objets contaminés de leurs maisons. Lorsque l'équipe a découvert des niveaux dangereux de radiation juste à côté des maisons, elle a installé des clôtures et des panneaux pour tenter de dissuader les gens de s'approcher des lieux contaminés. Cependant, en revenant le lendemain, l'équipe a constaté que les habitants et habitantes avaient démonté les clôtures et enlevé les panneaux.

"Ces personnes craignaient d'être stigmatisées lorsqu'une contamination était découverte à proximité de leur domicile. Dans les petites communautés villageoises, cela pouvait être une source de honte considérable, voire pire".

"À Fukushima, après un certain temps, j'ai observé que les gens faisaient des pieds et des mains pour trouver plus d'informations, pour s'informer sur les risques et sur la manière de les minimiser. Bien sûr, chaque situation est différente et les réactions des gens sont influencées par de nombreux facteurs, notamment le niveau de développement économique, les valeurs culturelles et l'éducation. Le fait que nous vivions à une époque où internet était désormais facilement accessible est également un facteur important. Quand je compare avec la situation en Irak ou au Niger... même si la technologie avait existé, je ne sais pas si les communautés pauvres que nous avons rencontrées auraient eu accès à internet.

Bien que les différents pays dans lesquels Rianne Teule a travaillé présentent des situations individuelles très différentes, l'anxiété considérable des personnes touchées et la négligence des gouvernements et des industries qui ont permis la contamination y sont systématiques. Chaque fois que des communautés sont touchées par une contamination radioactive, il semble qu'elles doivent se débrouiller seules et survivre du mieux qu'elles peuvent.

"Je suis toujours étonnée par la résilience des gens, mais on ne peut pas compter que sur cette résilience. Nous avons toutes et tous la responsabilité de continuer à soutenir les personnes touchées, même si nous sommes loin d'elles".