"La société doit donc être consciente que bafouer les droits humains d'une partie de la population revient à nier ceux de l'humanité entière."
- ProfilRapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits de l’homme, Haut Commissariat des Nations unies aux droits humains (HCDH)
- Les rapporteurs spéciaux des Nations unies sont des personnes non rémunérées nommées par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies pour rendre compte, surveiller et conseiller sur les questions et les violations des droits humains dans des pays spécifiques. Chaque rapporteur spécial est un expert indépendant dans son domaine. Collectivement, les rapporteurs spéciaux se concentrent sur un total de 56 questions distinctes relatives aux droits humains (dont 12 sont spécifiques à certains pays). La liberté de croyance, les formes contemporaines d'esclavage et la violence à l'égard des femmes sont quelques-uns des domaines abordés.
Le gouvernement japonais porte la responsabilité de l'accident survenu en 2011 à Fukushima Daiichi, conséquence directe de ses politiques énergétiques. Cependant, quatorze ans après l'accident, le traitement des personnes affectées reste inadéquat à bien des égards. En tant que signataire des conventions et pactes internationaux sur les droits humains, le gouvernement japonais reconnaît qu'il a le devoir de protéger les droits de ses citoyens et citoyennes. Si le gouvernement ne respecte pas les normes qu'il s'est engagé à respecter, les citoyens et citoyennes ont le droit de se tourner vers la communauté internationale pour obtenir de l'aide. En recourant aux procédures spéciales du Conseil des droits de l'homme des Nations unies (CDHNU), de nombreux citoyens et citoyennes japonais⸱es ont justement tenté d'améliorer la situation des droits humains à la suite de l'accident de Fukushima Daiichi.

L'ONU tire la sonnette d'alarme
Depuis 2011, divers groupes de défense des droits humains et ONG japonaises ont uni leurs forces pour faire part à l'Organisation des Nations unies (ONU) de leurs préoccupations concernant certains des problèmes de droits humains qui se sont posés au Japon à la suite de l'accident de Fukushima Daiichi, et ont demandé qu'un rapporteur spécial du CDH se rende dans le pays pour mener une enquête et faire des suggestions d'amélioration. En réponse à ces demandes, le Japon a reçu en 2012 la visite d'Anand Grover, le rapporteur spécial sur le droit à la santé physique et mentale. M. Grover a interrogé les ministères concernés, les autorités locales et le personnel de la préfecture de Fukushima, la Tokyo Electric Power Company (TEPCO), ainsi que certaines personnes touchées par l'accident, des travailleurs et travailleuses de la centrale nucléaire, des groupes de citoyens et citoyennes et des expert·es indépendant·es. Grover a rassemblé ses conclusions dans un rapport publié en 2013, dans lequel il conseille le gouvernement japonais sur la manière de remédier aux atteintes au droit à la santé (qui englobe la santé physique et mentale) qu'il a identifié. Les principaux points de son rapport sont les suivants :
- "Les personnes résidentes, en particulier les groupes vulnérables tels que les femmes, les enfants et les personnes âgées, devraient être inclues dans tous les processus de décision concernant les personnes affectées par l'accident nucléaire."
- "Un changement fondamental de politique concernant le soutien à la population affectée devrait être adopté, basé sur une dose annuelle de radiation de 1 millisievert (mSv)."
- Les personnes résidentes, en particulier les groupes vulnérables tels que les femmes, les enfants et les personnes âgées, devraient être inclues dans tous les processus de décision concernant les personnes affectées par l'accident nucléaire.
Depuis que M. Grover a publié ses suggestions, d'autres rapporteurs spéciaux, le CDH, les organes conventionnels des Nations unies en matière de droits humaine et les États membres ont tous adressé de nouvelles recommandations au gouvernement japonais concernant sa gestion de l'accident de Fukushima Daiichi. Il s'agit là d'un résultat direct des efforts des citoyens et citoyennes touché·es par la catastrophe et d'autres organisations de soutien qui utilisent les cadres de l'ONU pour faire remonter leurs préoccupations. Les rapporteurs spéciaux ont notamment pour mission d'alerter les États membres lorsqu'ils constatent que les droits humains sont menacés, et leurs commentaires et conseils peuvent être considérés comme des avis d'experts fondés sur des normes internationales. Il convient également de rappeler que les rapporteurs spéciaux sont nommés par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies, dont le Japon est membre.
Cependant, malgré les inquiétudes justifiées qui ont été soulevées à maintes reprises, quatorze ans après l'accident de Fukushima Daiichi, le gouvernement japonais continue de privilégier l'autojustification à la prise en compte des préoccupations de la communauté internationale. L'administration de l'époque a rejeté bon nombre des recommandations de M. Grover. La réponse suivante est typique de la position du gouvernement :
"Il est estimé que les effets sur la santé de l'exposition aux rayonnements sont moins importants que les effets d'autres causes, voire inexistants, tant que l'exposition se situe à un niveau inférieur ou égal à 100 mSv."

Différentes visions des droits humains
En 2015, le rapporteur spécial sur le droit à un logement convenable, en 2016, le rapporteur spécial sur les produits toxiques et les droits humains, et en 2018, la rapporteuse spéciale sur les droits des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays ont respectivement demandé à se rendre au Japon, afin d'examiner la situation des droits humains concernant l'accident de Fukushima Daiichi sous différents angles. Aucune de ces visites n'a encore eu lieu. Bien que le gouvernement japonais ait officiellement pris acte de ces demandes, aucune autorisation officielle de visite n'a encore été accordée, et rien n'indique que les visites seront autorisées dans un avenir proche.
Baskut Tuncak, qui était jusqu'en 2020 le rapporteur spécial sur les produits toxiques et les droits humains, a écrit au gouvernement japonais en 2018 pour demander plus d'informations sur les conditions de travail des personnes impliquées dans la décontamination. Les rapporteurs spéciaux sur le droit à la santé et sur les formes contemporaines d'esclavage ont également cosigné cette demande. Aucune réponse adéquate n'ayant été reçue du gouvernement japonais, les rapporteurs spéciaux ont publié une déclaration commune leur demandant de faire davantage pour protéger les travailleurs et travailleuses, les femmes et les enfants de l'exposition aux radiations.
Lors d'une réunion du CDH en septembre 2018, Tuncak a de nouveau soulevé la question, demandant au gouvernement de réévaluer si la décontamination des zones fortement touchées dans lesquelles il est peu probable que la population choisisse de retourner peut être justifiée, même au prix de l'exposition aux radiations des personnes travaillant à la décontamination.
"Le Japon pourrait envisager de reconsidérer sa politique consistant à continuer à exposer ses travailleurs et travailleuses aux radiations sur la base du principe de justification de la CIPR (Commission internationale de protection radiologique). Le principe de justification souligne l'importance pour les décisions qui conduisent à une exposition aux rayonnements d'inclure une procédure de consultation publique et d'être justifiées par un bénéfice clair pour la société. Cela semble particulièrement pertinent dans cette situation, car les taux de retour des populations dans les zones plus contaminées, où les personnes travaillant à la décontamination seront exposées à des niveaux de radiation plus élevés, restent relativement faibles".

En plus de ses demandes précédentes, M. Tuncak, ainsi que sa collègue Cecilia Jimenez-Damary, rapporteuse spéciale sur les droits des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, ont également demandé un examen de la politique gouvernementale concernant la réouverture des anciennes zones d'évacuation dans la préfecture de Fukushima.
Les inquiétudes concernant les violations potentielles des droits humains liées à l'accident de Fukushima Daiichi ont été soulevées par plusieurs expert·es et organisations sous des perspectives différentes. Les suggestions d'amélioration contenues dans les "recommandations Grover" sont le résultat d'un examen approfondi de la réponse du gouvernement japonais à la crise du point de vue spécifique du rapporteur spécial sur le droit à la santé, et couvrant des aspects tels que la mise en œuvre des ordres d'évacuation et la surveillance de la santé publique. Toutefois, les rapporteurs spéciaux sur l'impact des substances toxiques et sur les formes contemporaines d'esclavage ont également fait part de leurs préoccupations concernant les droits humains des personnes touchées par l'accident nucléaire et des travailleurs et travailleuses impliqué·es dans les opérations de nettoyage. En outre, il apparaît aujourd'hui que les droits humains pourraient avoir été violés pour les nombreuses personnes déplacées à l'intérieur du pays qui vivaient ou vivent encore comme des personnes évacuées à la suite de l'accident de Fukushima Daiichi. Le message du CDH est sans ambiguïté : les droits de la population japonaise continuent d'être menacés sous de nombreux angles.
Un problème qui touche tout le monde au Japon
Les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays sont définies comme des personnes qui ont été forcées de quitter leur foyer "pour éviter les effets d'un conflit armé, de situations de violence généralisée, de violations des droits humains ou de catastrophes naturelles ou provoquées par les humains et qui n'ont pas franchi les frontières internationalement reconnues d'un État". Cette définition englobe non seulement les personnes victimes de catastrophes naturelles, mais aussi celles qui ont été évacuées à la suite de l'accident de Fukushima Daiichi. Au Japon, pays fréquemment touché par des catastrophes naturelles, n'importe qui peut se voir contraint de quitter son domicile.
Parmi les lignes directrices visant à protéger les droits humains des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays figurent les "Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays", établis par les Nations unies en 1998. Ces trente principes directeurs précisent que l'État a l'obligation non équivoque d'apporter un soutien à ses citoyens et citoyennes déplacé·es à l'intérieur de leur propre pays et exigent, par exemple, la participation des personnes concernées aux décisions relatives à la réinstallation ou au retour dans leur foyer, l'implication des femmes dans l'élaboration des plans de soutien et la garantie d'un accès égal aux services publics, ainsi que l'interdiction de toute forme de discrimination.
Les politiques actuelles du gouvernement japonais font pression sur les femmes et les enfants pour les faire retourner dans des zones où les niveaux de radiation persistent à un niveau qui n'aurait pas été considéré comme sûr avant l'accident. En particulier, la suppression de l'aide au logement pour les personnes ayant décidé d'évacuer leur domicile risque de les pousser à revenir pour des raisons économiques. Cette position est contraire à l'esprit des principes directeurs.
Cecilia Jimenez-Damary (Rapporteuse spéciale sur les droits des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays) explique les valeurs qui sous-tendent les principes directeurs :
"Les femmes et les enfants déplacé·es à l'intérieur de leur propre pays sont les plus impacté·es par ces déplacements et ces besoins spécifiques ne sont pas toujours pris en compte à leur juste valeur. Les "personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays" sont, comme leur nom l'indique, principalement des citoyens et citoyennes de ce pays, et à ce titre, elles devraient participer à la prise de décision politique. Les solutions doivent donc être mises en œuvre par le gouvernement et en coopération avec la société, sur la base des normes internationales en matière de droits humains. C'est pourquoi la protection des droits humains est au cœur des principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays".
La Fédération japonaise des associations du barreau, qui a pour mission essentielle "la protection des droits humains fondamentaux et et la réalisation de la justice sociale", critique la réponse du gouvernement, soulignant que les principes directeurs ne sont pas respectés dans le cas des personnes évacuées suite au grand séisme de l'est du Japon. En raison de l'absence de traduction officielle en japonais des principes directeurs, une grande partie de la population n'en a tout simplement pas connaissance, mais en 2019, le travail des personnes évacuées et de leurs sympathisants a conduit le ministère des affaires étrangères à publier une traduction officielle. Cette action menée par des citoyens et des citoyennes représente un petit pas sur la voie d'une meilleure protection des droits humains dans le pays.

De la voix citoyenne à l'action des Nations Unies
En juin 2020, M. Tuncak (rapporteur spécial sur les substances toxiques et les droits de l'homme), ainsi que quatre autres rapporteurs spéciaux, dont le rapporteur spécial sur le droit à l'alimentation, ont publié une déclaration exprimant leur inquiétude quant au projet de déversement dans l'océan Pacifique d'eau contaminée provenant de la centrale de Fukushima Daiichi.
"Le gouvernement japonais n'a pas et ne peut pas garantir de consultations sérieuses comme l'exige le droit international des droits humains pendant la pandémie actuelle. Rien ne justifie de réduire ainsi les délais de prise de décision en pleine crise du Covid-19. Le Japon dispose de l'espace physique nécessaire pour stocker les eaux usées pendant de nombreuses années... Cela représente des risques graves pour les moyens de subsistance des pêcheurs japonais et pour la réputation internationale du Japon."
Des groupes de citoyens et citoyennes basés à Fukushima et luttant contre le déversement d'eau contaminée dans l'océan ont écrit à M. Tuncak pour lui exprimer leur gratitude pour sa déclaration, et il leur a répondu en mettant les personnes concernées en lien avec le rapporteur spécial.
Le mécanisme des droits de l'homme des Nations unies est conçu de manière à permettre la participation des citoyens et citoyennes ordinaires. Le Conseil des droits de l'homme (procédures spéciales) peut être utilisé pour soumettre des avis, signaler des incidents et partager des informations avec les rapporteurs spéciaux. Afin de garantir une bonne protection des droits humains, un système connu sous le nom d'Examen périodique universel (EPU) a été mis en place, permettant aux États membres de surveiller mutuellement la situation des droits humains dans leurs pays respectifs. Les visites d'enquête s'appuient souvent sur des informations fournies par des organisations non gouvernementales, un autre moyen pour la population d'interagir avec l'ONU. Dans tous les cas, le cadre politique des droits humains est conçu pour être développé et mis en œuvre sous le contrôle des citoyennes et citoyens ordinaires.
Les recommandations des organes de traités des Nations unies sur les droits humains, ainsi que le droit international des droits humains ont également un impact sur les processus juridiques nationaux. En effet, elles ont toutes deux été utilisées dans des affaires juridiques japonaises relatives aux demandes d'indemnisation des victimes de l'accident de Fukushima Daiichi. Le processus par lequel les citoyennes et citoyens font part à l'ONU de leurs préoccupations concernant la situation des droits humains dans leur pays et par lequel les rapporteurs spéciaux enquêtent et rendent compte de leurs conclusions fournit des éléments précieux qui peut être mis à profit par les personnes qui luttent pour leurs droits. Les organes des Nations unies chargés des droits de l'homme représentent des outils puissants pour améliorer les conditions de vie de chacun et chacune.

Sensibiliser aux droits humains
Où que l'on regarde dans le monde, il est toujours possible de trouver des cas où les droits humains ne sont pas respectés. Les rapporteurs spéciaux et le système d'Examen périodique universel permettent de conseiller les pays sur les changements à apporter pour améliorer de manière globale le bien-être de la société. Bien que les recommandations ne soient pas juridiquement contraignantes et qu'il n'y ait pas d'obligation de les mettre en œuvre dans leur intégralité, elles placent le pays bénéficiaire sous surveillance quant à la manière dont le gouvernement choisit d'y répondre. Malheureusement, la réponse du gouvernement japonais à ce jour pourrait être interprétée comme une incapacité à reconnaître pleinement les droits des personnes touchées par l'accident de Fukushima Daiichi. Pour obtenir une amélioration significative dans ce domaine, il est important que les chaque individu reconnaisse les droits auxquels chacun et chacune peut prétendre.
Jimenez-Damary résume cela ainsi :
"Les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays se voient souvent refuser les droits dont jouit habituellement l'ensemble de la population, ce qui signifie que les droits humains dans ce pays ne sont pas universels. La société doit donc être consciente que bafouer les droits humains d'une partie de la population revient à nier ceux de l'humanité entière".
Au cours des quatorze dernières années, nous avons vu les droits humains au Japon, déjà souvent insuffisamment protégés, être érodés dans une mesure encore plus grande à la suite des catastrophes naturelles et humaines conjointes du séisme de l'est du Japon et de l'accident de Fukushima Daiichi. Il est temps de réaffirmer nos droits fondamentaux et d'être prêts non seulement à nous défendre si nos droits sont menacés, mais aussi à reconnaître et à dénoncer les menaces qui pèsent sur les droits d'autrui. Notre propre prise de conscience citoyenne est essentielle pour créer une société qui traite ses membres de manière plus humaine.
- *Baskut Tuncak a été rapporteur spécial sur les incidences pour les droits de l'homme de la gestion et de l'élimination écologiquement rationnelles des substances et déchets dangereux (également connu sous le nom de rapporteur spécial sur les substances toxiques et les droits de l'homme) de 2014 à juillet 2020, pour un total de six mandats.
