"Si l'on considère le niveau de radiation qui subsiste, il est clair qu'il faudra des décennies avant que les gens n'envisagent sérieusement de s'installer dans le village pour y vivre".

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ProfilKenta Sato
Kenta Sato est né et a grandi dans le village d'Iitate, dans la préfecture de Fukushima. Il est membre de longue date de plusieurs groupes et projets locaux visant à revitaliser l'économie locale. Après l'évacuation de tout le village à la suite de l'accident de Fukushima Daiichi, M. Sato s'est employé à assurer l'avenir de sa communauté. Depuis 2017, il participe activement à la vie politique locale en siégeant à l'assemblée du village d'Iitate.

Le paisible village d'Iitate est situé sur un plateau dans la préfecture de Fukushima. Réputé pour sa beauté naturelle, Iitate avait autrefois été désigné "le plus beau village du Japon" et abritait une agriculture florissante. Cependant, après les événements du 11 mars 2011, le village s’est fait connaitre pour des raisons bien différentes. Iitate se trouve à environ 45 km de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, bien au-delà de la zone d'évacuation obligatoire de 20 km mise en place par le gouvernement japonais peu après l'accident. Bien qu'il soit rapidement évident que la zone avait subi un niveau particulièrement élevé de contamination radioactive, il fallut plus d'un mois avant qu'un ordre d'évacuation complet soit émis pour Iitate, le 22 avril.

Un village inutilement exposée aux radiations

Le panache radioactif libéré lors de l'explosion de l'unité 4 de la centrale de Fukushima Daiichi le 15 mars a été transporté par le vent vers le nord-ouest. La pluie et la neige tombant à proximité d'Iitate ont entraîné une partie de ces matières radioactives vers le sol. Bien que le village soit situé trop loin à l'intérieur des terres pour être touché par le tsunami et qu'il n'ait subi que des dégâts minimes lors du tremblement de terre, ces précipitations ont eu lieu à un moment critique et le village a subi une forte concentration de retombées radioactives.

Bien qu'une partie de la population d'Iitate ait su que des radiations étaient tombées sur leur village, toutes et tous n'ont pas réagi de la même manière. Alors que certaines personnes ont évacué immédiatement, craignant les effets des radiations, d'autres étaient réticentes à quitter leurs maisons. Le délai de plus d'un mois entre la contamination initiale et l'ordre d'évacuation officiel a eu de graves conséquences pour la population.

"Pendant que le gouvernement central, les autorités locales et les experts en radiations discutaient entre eux, la population était livrée à elle-même. Cela ne me dérange pas que les responsables politiques veuillent se disputer, mais chaque jour qui passait, les habitants et habitantes d'Iitate étaient inutilement exposé·es à de plus en plus de radiations. La première priorité n'aurait-elle pas été de s'assurer que tout le monde avait été déplacé vers un endroit sûr ?

Kenta Sato, qui a grandi à Iitate et était déjà impliqué dans diverses initiatives locales au moment de l'accident nucléaire, se souvient de la désorganisation qui régnait lors de ces premières semaines.

"Les autorités du village ont peut-être pensé que si elles commençaient à déplacer les habitants et habitantes avant que le gouvernement n'émette un ordre d'évacuation obligatoire, celles-ci pourraient être désavantagées en termes d'indemnisation et de droits à l'aide sociale. Elles ont donc estimé qu'elles n'avaient pas d'autre choix que d'attendre l'ordre venu d'en haut. Cependant, le village était contaminé par des niveaux de radiation suffisamment élevés pour dépasser la limite annuelle autorisée en une seule journée. L'absence de prise de décision a fait que la population a continué à vivre dans cet environnement pendant des semaines. La manière dont l'évacuation a été gérée a entraîné une perte de confiance envers les autorités".

Un vent nouveau souffle sur la politique locale

Après le tremblement de terre, M. Sato est allé sur les réseaux sociaux pour chercher des informations susceptibles d'aider ses voisins, mais aussi pour faire connaître la situation du village et lancer un appel à l'aide. Sato a fini par être évacué vers la ville de Fukushima, mais il a continué à chercher des moyens d'aider son village natal. Il a contribué à la création d'un certain nombre de groupes locaux et à l'organisation d'événements visant à assurer la survie d'Iitate en tant que communauté. Suite à cet engagement, Kenta Sato est devenu membre de l'assemblée du village en 2017, à l'âge de 35 ans.

"Le précédent maire d'Iitate était connu pour avoir un fort leadership, mais cela pouvait le rendre autoritaire aux yeux de certaines personnes. Je voulais avoir voix au chapitre, mais je me suis rendu compte que je ne pourrais rien faire en commentant depuis les coulisses. Je devais avoir accès au mêmes canaux que lui. Finalement, j'ai franchi le pas en rejoignant l'assemblée du village, mais je considère que tous les projets auxquels j'ai participé auparavant me préparaient déjà pour ce rôle."

L'assemblée du village était auparavant connue pour être une organisation qui ne faisait qu'entériner l'agenda personnel du maire. Après le grand séisme de l'est du Japon, un budget considérable a été alloué au village pour aider à sa reconstruction. Une grande partie de cet argent a été consacrée à la construction de nouveaux bâtiments et à des achats qui n'étaient guère utiles à la population locale. Pourtant, quiconque remettait en question ces dépenses était accusé de faire obstacle à la reconstruction. M. Sato estime que les autorités du village se contentent de trouver des moyens de dépenser de l'argent pour tenter de justifier le budget supplémentaire, sans chercher à établir un consensus avec la communauté locale. Cela a simplement eu pour effet d'accroître le sentiment d'aliénation des habitants et habitantes d'Iitate.

L'un des projets de construction était une usine d'incinération utilisée pour brûler une partie des déchets* générés par les travaux de décontamination. Les autorités locales ont annoncé unilatéralement que le projet serait "bon pour la reconstruction", ce qui a rendu difficile toute objection de la part des habitants et des habitantes. L'installation a été utilisée pour incinérer non seulement des déchets provenant du village lui-même, mais aussi des boues* transportées par les communautés environnantes. Le fait d'accepter ces déchets contaminés provenant des localités environnantes où des habitants d'Iitate vivaient en tant que personnes évacuées a même été qualifié d'"expression de notre gratitude pour avoir accueilli nos évacué·es", dans une tentative de justifier ce comportement en des termes auxquels il était difficile de s'opposer.

Devant ce processus décisionnel intransigeant, M. Sato s'est senti étouffé et, en 2020, il a annoncé son intention de se présenter à l'élection pour la mairie du village contre le maire sortant, qui avait déjà effectué six mandats. L'objectif de M. Sato était que l'administration du village adopte des modèles de décision bien moins descendants. Au fur et à mesure de la campagne, la situation a changé : le maire sortant s'est retiré, un ami de M. Sato s'est présenté et Sato a décidé de se retirer de la campagne, estimant que son ami parviendrait à réaliser le changement de génération espéré au sein du conseil municipal. Bien qu'il ait mis de côté ses propres ambitions de maire, Kenta Sato espère utiliser son rôle de membre de l'assemblée du village pour soutenir son ami, le nouveau maire, estimant que la solidarité au sein de la communauté sera nécessaire pour relever les défis d'Iitate à l'avenir.

Décontamination et réhabilitation

En 2017, l'année où M. Sato a rejoint l'assemblée du village, le statut d'Iitate est passé de "zone d'évacuation" à "zone de préparation à la levée de l'ordre d'évacuation". Les personnes évacuées ont été invitées à revenir dans la zone une fois les travaux de décontamination effectués, et un nouveau budget de restauration a été alloué et dépensé pour de nouvelles installations, notamment des terrains de sport et des installations touristiques le long des routes.

Les travaux de décontamination menés sous l'égide du ministère japonais de l'environnement comprenaient trois catégories différentes de décontamination : celle pour les "terrains résidentiels", celle pour les "terrains agricoles" et enfin celle pour les "zones sauvages". La décontamination des terrains résidentiels concernait les maisons et leur voisinage immédiat. Dans le cas des terrains agricoles, seuls les champs étaient nettoyés mais pas les accotements. Les zones sauvages ont fait l'objet d'un traitement encore plus sommaire, puisqu'elles ont été déclarées "décontaminées" après que les feuilles et les branches tombées aient été retirées dans un périmètre jusqu'à 20 mètres en dehors de la limite de la zone. Bien que ces efforts de décontamination aient permis de réduire dans une certaine mesure les niveaux de radiation, le niveau reste inchangé à quelques mètres des flancs des montagnes boisées. Les enquêtes menées à Iitate ont révélé plusieurs endroits où les niveaux de radiation sont encore bien plus élevés que l'objectif de décontamination à long terme fixé par le gouvernement, à savoir 0,23 microsievert par heure.

"En particulier sur les flancs des montagnes, je me demande vraiment si les travaux de décontamination ont un quelconque effet. Les substances radioactives sont absorbées par les racines des plantes et des arbres qui vont les relarger dans l'environnement via leur cycle naturel. Les trois quarts de l'île sont couverts de forêts. La plupart d'entre elles n'ont pas bénéficié des travaux de décontamination, de sorte que le village a perdu la majeure partie de ses ressources forestières. La cueillette des plantes saisonnières et des champignons dans la forêt était une activité que les habitantes et habitants du village attendaient avec impatience, mais cette activité traditionnelle nous a été retirée. Nous n'avons aucun espoir de pouvoir manger des plantes sauvages en toute sécurité dans un avenir envisageable".

La population d'Iitate était de 6 400 habitants avant l'accident de Fukushima Daiichi. Le chiffre officiel publié par les autorités du village est tombé à 5 259 habitants en février 2021. Mais ce chiffre ne reflète pas la réalité. Il correspond seulement au nombre de personnes inscrites sur le registre du village bien que la majorité vive aujourd'hui ailleurs. Seule une personne sur cinq est revenue depuis la levée de l'ordre d'évacuation. Les dernières estimations indiquent qu'environ 1 400 personnes vivent actuellement dans le village. M. Sato explique que cette situation est due à une série de facteurs complexes qui vont bien au-delà de la seule question de la contamination.

"Le retour est beaucoup plus difficile que l'évacuation. Il ne s'agit pas simplement de savoir si quelqu'un est capable, ou a envie de revenir. Lorsque nous avons quitté le village, la contamination radioactive était la seule raison de notre décision, mais lorsqu'il s'agit de revenir, il y a beaucoup plus de facteurs à prendre en compte. Il s'agit d'une décision personnelle. Au cours des quatorze dernières années, les gens ont commencé à se construire une nouvelle vie dans leur communauté d'adoption, et de nombreux foyers ont radicalement changé au cours de cette période".

Une partie des habitantes et habitants n'ont pas eu d'autre choix que de rentrer après que le gouvernement a mis fin aux aides au logement pour les personnes évacuées. D'autres ont peut-être le désir de revenir à un moment donné, mais il va leur falloir surrmonter divers obstacles avant que cela ne devienne possible. Kenta Sato lui-même s'est marié et a eu des enfants depuis qu'il a emménagé dans la ville de Fukushima, si bien que retourner à Iitate signifierait déraciner sa nouvelle famille. Bien qu'il fasse actuellement la navette pour aller travailler à Iitate, sa femme n'étant pas originaire du village et ses enfants ayant grandi en ville, la famille ne voit guère de raison de déménager. Le dilemme ne se limite pas non plus à la génération de M. Sato. La population âgée est également divisée entre celles et ceux qui se satisfont de passer le temps à travailler dans leurs champs et celles et ceux qui considèrent que le manque de commerces et de services de santé dans le village et ses environs est un obstacle trop important. On a souvent l'impression que les personnes âgées sont impatientes de retourner dans leur ancienne maison, mais c'est loin d'être le cas.

M. Sato refuse de rester les bras croisés alors que son village disparaît peu à peu. Bien que la contamination de Fukushima Daiichi soit un problème omniprésent et inévitable, il ne considère pas que c'est une raison pour abandonner Iitate. Aujourd'hui, il a à cœur de trouver la meilleure façon de guider le village vers l'avenir.

"Lorsque l'on considère le niveau de radiation subsistant, il est clair qu'il faudra des décennies avant que les gens envisagent sérieusement de s'installer dans le village pour y vivre. Mais même si les gens ne sont pas prêts à s'y installer définitivement, je souhaite que le village devienne un lieu de visite ou de travail, et je pense qu'il est temps de commencer à en tirer le meilleur parti. Mais pour ce qui est d'en faire un lieu de vie, c'est encore un objectif à long terme".

Iitate : une fenêtre sur l’avenir du Japon

Kenta Sato aime à décrire Iitate comme un "village qui a fait un bond de trente ans dans le futur". Avant même que l'accident de Fukushima Daiichi ne décime la communauté, Iitate souffrait déjà du déclin de sa population et du vieillissement de ses infrastructures, comme la majeure partie du Japon provincial. Dans un sens, la contamination et l'évacuation qui s'en est suivie n'ont fait qu'accélérer le processus. Cependant, le résultat est que le village est aujourd'hui confronté à un défi beaucoup plus important pour sa survie.

La communauté qui vit encore à Iitate est très affaiblie, il n'y a plus d'enfants ni de jeunes, et la quasi-totalité de la population est âgée. La question est de savoir comment faire vivre le village dans ces conditions et que faire des terres agricoles inutilisées. Iitate tente d'expérimenter diverses solutions potentielles.

Le Japon tout entier est parsemé de communautés rurales en déclin dont la population est vieillissante. De nombreux villages sont menacés de disparition pure et simple. Si Iitate parvient à trouver une solution à sa situation actuelle, cela pourrait être une source d'inspiration pour l'avenir, car d'autres communautés rurales sont au bord du gouffre. M. Sato espère que les idées qui s'avèreraient fructueuses à Iitate pourraient aider d'autres communautés à l'avenir.

Le village développe progressivement sa capacité de production d'énergie solaire dans le but d'éviter de dépendre à l'avenir de l'énergie nucléaire ou des combustibles fossiles. En 2020, la première installation japonaise de production d'énergie renouvelable à double source, combinant l'énergie solaire et l'énergie éolienne, a été mise en service. Les champs jugés impropres à l'agriculture dans un avenir proche ont été réaffectés à la production d'électricité, ce qui a permis la mise en place d'une installation solaire à grande échelle qui vend désormais de l'électricité au réseau. M. Sato espère qu'à terme, Iitate sera en mesure de répondre à tous ses besoins énergétiques grâce à l'électricité produite dans le village, tout en réalisant des bénéfices grâce à la vente de l'électricité excédentaire. Pour ce faire, le village devra installer son propre réseau de distribution d'électricité, plutôt que de s'appuyer sur l'infrastructure existante installée par les grandes compagnies d'électricité. M. Sato envisage un avenir où personne à Iitate n'aura à payer pour l'électricité qu'il consomme.

Le secteur agricole d'Iitate, autrefois florissant, montre également des signes de reprise progressive. Un certain nombre d'aspirants agriculteurs se sont installés à Iitate en provenance de la région métropolitaine de Tokyo. Si elle parvient à redresser son agriculture, Iitate pourrait un jour devenir autosuffisante en nourriture et en énergie produite localement. Il n'est pas impossible qu'Iitate devienne la communauté la plus autosuffisante du Japon.

"Les personnes qui contribuent à la reconstruction d'Iitate viennent à la fois de l'intérieur et de l'extérieur du village. C'est la clé de notre avenir. Bien sûr, la contamination radioactive restera inévitablement un obstacle difficile à surmonter pendant de nombreuses années, et nous devons accepter que cela rendra plus compliqué la reprise de l'agriculture locale. Toutefois, ce n'est pas le seul problème auquel nous devons faire face. Nous avons franchi le cap des dix ans, mais il s'agit simplement d'un point de passage, pas d'une destination. Jusqu'à présent, rien n'a été résol. C'est ce que nous ferons à partir de maintenant qui comptera vraiment. Une chose est sûre : il y a encore du travail !

  • *Déchets et boues de décontamination : En raison des niveaux élevés de matières radioactives contenues dans les déchets produits par les travaux de décontamination, ceux-ci ne peuvent pas être éliminés dans des centres de traitement des déchets ordinaires et doivent être incinérés dans des installations d'incinération pour en réduire le volume.