"Nous avons toutes et tous une tendance naturelle à penser que, d'une manière ou d'une autre, tout ira bien. Moi non plus, je n'ai jamais pensé que je me retrouverais dans cette situation, mais lorsque l'accident nucléaire s'est produit, j'ai réalisé tout ce que je considérais comme acquis".

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ProfilTatsuko Okawara
Tatsuko Okawara est une agricultrice biologique installée dans la ville de Tamura, à Fukushima, depuis 1985. Après que l'accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi a failli détruire son seul moyen de subsistance, elle a créé "Ichi-kara Ya", une entreprise qui livre des aliments et des légumes frais directement à sa clientèle tout en faisant apparaitre le niveau de radiation détecté pour chaque produit. En 2013, Mme Okawara a ouvert "Esperi", un petit magasin et un café. Lorsqu'elle n'est pas occupée à cultiver la terre, elle organise des spectacles de marionnettes originaux avec son mari Shin.

Tatsuko Okawara était chez elle avec sa famille dans la ville de Tamura, à 40 km à l'ouest de la centrale de Fukushima Daiichi, lorsque le grand séisme de l'est du Japon a frappé le pays, le 11 mars 2011. En tant qu'agricultrice biologique, elle était désespérée des conséquences immédiates de l'accident nucléaire. Comme elle l'a déclaré aux journalistes à l'époque, "je n'utilise pas une seule goutte de pesticide, pas une seule granule d'engrais chimique. Mais maintenant, des particules de poussière radioactive tombent sur mes champs". Cependant, elle s'est juré de continuer à faire le travail qu'elle aimait, déclarant : "Je n'abandonnerai pas. Je suis certaine qu'un jour, je pourrai à nouveau récolter ici". Elle a passé les quatorze dernières années à tenir sa promesse.

Les remords, source d'une nouvelle détermination

Lors des événements choquants de mars 2011, ce qui a le plus ébranlé Mme Okawara sur le plan personnel, ce n'est pas le séisme et ses interminables répliques, ni même les explosions à la centrale de Fukushima Daiichi et cette menace invisible de contamination. En tant qu'ancienne militante antinucléaire, elle s'est sentie personnellement responsable. "Je connaissais les dangers potentiels de Fukushima Daiichi, mais j'avais renoncé à lutter contre."

"Après la catastrophe de Tchernobyl en 1986, la radioactivité a été détectée jusqu'au Japon. Ma fille aînée n'avait que deux mois à l'époque. J'ai donc eu très peur. Fukushima abritait déjà plusieurs centrales nucléaires à l'époque, ce qui m'a incitée à me renseigner sur l'énergie nucléaire et à m'engager dans le mouvement antinucléaire. Mais élever cinq enfants et m'occuper de la ferme ne me laissait plus assez de temps libre et je me suis peu à peu éloignée du mouvement".

Cette fois-ci, elle a décidé de ne pas refaire la même erreur. Elle a décidé de faire tout ce qui était en son pouvoir pour s'opposer à l'énergie nucléaire au Japon et dans le monde entier. Tout comme la catastrophe de Tchernobyl a suscité une vague de sentiments antinucléaires qui, après une certaine apogée, s'est doucement estompé, l'accident de Fukushima Daiichi commence déjà à s'éloigner des esprits des gens, même si les événements se sont déroulés beaucoup plus près de chez nous.

"Juste après l'accident, beaucoup de gens ont développé une peur immense de l'énergie nucléaire. C'était il y a seulement 10 ans, et au cours des 10 dernières années, j'ai vu de mes propres yeux à quel point tout le monde a souffert. On dit qu'avec le temps, les souvenirs s'estompent, mais je sais qu'il faut absolument empêcher cela. Tout comme les survivants des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki ont raconté leur histoire avec leurs propres mots, j'ai décidé de devenir une "conteuse" pour perpétuer le souvenir.

Retrouver la confiance, en tant que productrice

Okawara était en avance sur son temps lorsqu'elle a commencé à cultiver des légumes sans utiliser de produits chimiques agricoles, dans les années 1980, à une époque où les gens commençaient tout juste à découvrir le concept d'agriculture "biologique". La décision de continuer ou non à cultiver des champs potentiellement contaminés par des retombées radioactives a donc été source d'un grand conflit intérieur. Elle décrit comment elle a éprouvé un sentiment de culpabilité presque écrasant : "Mon objectif a toujours été de produire les aliments les plus sains possible et je me trouvais désormais dans une situation où continuer à cultiver pouvait signifier que je finirais par produire quelque chose de toxique. Cela reviendrait à vendre du poison pour joindre les deux bouts".

Lorsque j'ai pris la décision de recommencer à cultiver après la catastrophe, certaines personnes m'ont très durement critiquée en me disant que j'avais tort de qualifier mes produits de "sans produits chimiques" malgré la contamination radioactive. Si j'avais été en faveur de la centrale nucléaire, j'aurais pu comprendre, mais ce n'était pas le cas, et cela m'a vraiment blessée".

En avril 2011, le mois suivant l'accident nucléaire, Mme Okawara a reçu, par l'intermédiaire d'un ami, une demande de participation à une enquête sur la contamination radioactive menée par l'association environnementale Greenpeace. Elle a accepté de les laisser mesurer les niveaux de radioactivité dans ses cultures. Lorsqu'on lui a dit qu'il était possible que les terres soient encore cultivables, elle a ressenti une lueur d'espoir pour la première fois depuis l'accident. Mme Okawara a pu calculer la quantité réelle de radioactivité dans ses produits, en s'appuyant sur les directives mises en place par l'Allemagne après Tchernobyl, qui autorisent une consommation quotidienne de 8 Bq/kg (becquerels par kilogramme) pour les adultes et de 4 Bq/kg pour les enfants. Elle a découvert que toute exposition aux radiations lors de la consommation de ses aliments serait négligeable et qu'elle pourrait être encore réduite par une cuisson minutieuse.

"Même en 2011, les valeurs supérieures à 10 Bq étaient très rares. Heureusement pour moi, il y a une chaîne de montagnes entre ma ferme et la centrale de Fukushima Daiichi. Lorsque nous avons eu une idée plus précise de la manière dont les radiations s'étaient dispersées, il est apparu clairement que Tamura s'en était tirée à bon compte en termes de contamination du sol. J'ai aussi fait des recherches sur les moyens d'éliminer la contamination du sol. Il n'y a pas de mots pour décrire le soulagement que j'ai ressenti lorsque j'ai réalisé que l'agriculture resterait possible".

Mme Okawara pensait qu'après l'accident de Fukushima Daiichi, le gouvernement rendrait obligatoire la publication des niveaux de radiation des produits alimentaires. Mais cette politique n'a jamais été mise en œuvre et les agriculteurs et agricultrices de Fukushima ont dû faire face à une situation où personne ne souhaitait acheter leurs produits, même si les tests montraient qu'ils étaient sûrs. Mme Okawara vendait elle-même des légumes et des œufs directement aux consommateurs et consommatrices mais à la suite de la catastrophe, ses ventes ont chuté de manière drastique, jusqu'à un tiers de leur niveau d'avant l'accident, mettant en péril l'avenir de son entreprise. Cela l'a amenée à proposer une nouvelle approche, visant à empêcher les agriculteurs et agricultrices de Fukushima de mourir à petit feu. C'était un nouveau départ pour elle, après que l'entreprise qu'elle avait laborieusement bâtie s'est effondrée pratiquement du jour au lendemain. Pour sa nouvelle entreprise, elle a choisi le nom "Ichi-kara Ya", un jeu de mots sur le mot japonais ichi-kara, qui signifie "commencer par le commencement".

Sa nouvelle stratégie consistait à tester le niveau de radiation de chaque article qu'elle vendait et à ne vendre que des produits entièrement traçables dont les résultats des tests étaient clairement affichés. Selon elle, la transparence totale était le seul moyen de préserver sa réputation et de regagner la confiance du public, et d'éviter ainsi de grossir le nombre d'agriculteurs et agricultrices de Fukushima contraint·es de jeter l'éponge. Bien que le riz et les autres produits de Fukushima étaient contrôlés* avant d'arriver sur le marché, les résultats de ce contrôle n'étaient jamais imprimés sur l'emballage et restaient donc hors de portée du consommateur.

Avec l'aide d'un vieil ami et d'un groupe de soutien, Mme Okawara a réussi à se procurer un détecteur de radiations. Ces dernières années, dit-elle, les produits contenant des niveaux de radiation suffisamment élevés pour être détectés ont été quasiment inexistants. Bien qu'elle reconnaisse que certaines personnes peuvent se sentir mal à l'aise à la vue des mots "non détecté", Mme Okawara insiste sur le fait que cette information devrait toujours être fournie.

"Il est important que l'accident nucléaire et ses conséquences nous soient rappelés dans notre vie quotidienne. Certaines personnes pourraient dire qu'elles ne veulent plus en entendre parler, mais d'un autre côté, il y a maintenant une nouvelle génération qui grandit en ignorant la catastrophe. Si de jeunes enfants voient des mots comme "Césium" et "Becquerel" imprimés sur des emballages alimentaires, ils demanderont peut-être à leurs parents ce qu'ils signifient, ce qui leur permettra de commencer à comprendre ce qui s'est passé à Fukushima. Ici, beaucoup de gens gardent leurs sentiments pour eux la plupart du temps, mais je ne pense pas que vous trouverez une seule personne affectée par la catastrophe de Fukushima Daiichi qui n'éprouve pas encore du ressentiment, de la tristesse et de la colère. Si nous ne veillons pas à ce que ces événements restent visibles, c'est presque comme nier qu'ils aient jamais eu lieu".

La clientèle d'Okawara s'étend bien au-delà des limites de la préfecture de Fukushima. De Hokkaido, au nord, à Kobe, à l'ouest, elle expédie chaque mois des produits frais à une clientèle désireuse de manifester son soutien à la communauté agricole de Fukushima. Bien que les ventes restent bien inférieures à ce qu'elles étaient avant l'accident et qu'une partie de son ancienne clientèle ne soit plus au rendez-vous, Mme Okawara sourit en pensant aux personnes qu'elle a rencontrées depuis qu'elle s'est lancée dans cette nouvelle aventure.

Un modèle d'autosuffisance alimentaire et énergétique

En 2013, Mme Okawara et son mari Shin ont ouvert "Esperi", un magasin vendant du pain et des produits de la ferme situé au bord de la route dans la ville voisine de Miharu. Esperi est le mot espéranto qui signifie "espoir", reflétant le souhait du couple de faire de ce magasin une source d'optimisme et d'énergie. Esperi dispose d'un café où l'on peut manger et boire, ainsi que d'une petite salle qui peut être utilisée pour des réunions ou des expositions.

"Avant le tremblement de terre, je n'avais jamais envisagé tenir mon propre magasin, mais lorsque nous étions sous le choc de l'accident nucléaire, nous avions besoin de faire quelque chose pour ne pas perdre la tête. Si nous n'avions pas un projet qui nous donne de l'espoir, nous n'aurions pas su comment aller de l'avant. Alors nous avons décidé de prendre un risque et nous avons emprunté suffisamment d'argent pour construire le magasin, ce qui nous a permis de nous raccrocher à quelque chose.

En 2016, dans le cadre de "Solarize Fukushima", un projet porté par la communauté de Miharu et Greenpeace, les Okawara ont réuni suffisamment d'argent grâce au crowdfunding pour installer 40 panneaux solaires sur le toit d'Esperi. C'est ainsi qu'est née la "centrale solaire d'Esperi", une centrale électrique gérée par les citoyens et les citoyennes. Tout excédent d'énergie est revendu au réseau, tandis que l'énergie manquante est achetée pour couvrir les besoins. Les besoins en électricité du magasin sont presque entièrement couverts par les panneaux solaires. La famille Okawara a également installé des panneaux solaires et une batterie de stockage chez eux. Elle est désormais totalement autosuffisante en matière d'énergie.

"J'ai commencé l'agriculture parce que je voulais manger des aliments que j'avais moi-même cultivés. De la même manière, si nous gardons un œil sur notre consommation, nous pouvons être autosuffisants en électricité. Nous n'avons pas besoin de dépendre de l'énergie transmise par une centrale électrique loin de chez nous. Le monde devient de plus en plus imprévisible, mais l'autosuffisance alimentaire et énergétique nous permet une plus grande résilience. Ce n'est peut-être pas facile, mais c'est sans aucun doute possible. Je recommande à tout le monde d'essayer, même s'il ne s'agit que de quelques légumes dans une jardinière ou d'un ou deux panneaux solaires.

Des groupes d'étude venus de tout le Japon et de l'étranger passent souvent à l'Esperi pour écouter les histoires de Mme Okawara et en savoir plus sur l'accident de Fukushima Daiichi. Construit par une famille d'agriculteurs qui a été confrontée à la contamination radioactive et qui a ensuite produit sa propre énergie renouvelable, Esperi est un symbole important du passé, mais aussi un repère pour l'avenir.

Raconter pour éveiller les consciences

En plus de posséder la ferme et l'Esperi, les Okawara dirigent en couple, depuis 36 ans, un théâtre de marionnettes. Ils ont joué leurs spectacles au moins 2 500 fois, dans des crèches, des écoles et des événements publics. Après l'accident de Fukushima Daiichi, Mme Okawara a écrit une nouvelle pièce en trois parties qui tente de sensibiliser le public aux problèmes liés à l'énergie nucléaire. Chacune des trois parties a son propre thème, à savoir l'histoire de l'énergie nucléaire (le passé), l'accident de Fukushima et ses répercussions (le présent), et le passage aux énergies renouvelables (l'avenir). Des proches et des connaissances l'aident à trouver les lieux de représentation, et elle a maintenant joué la pièce de nombreuses fois dans la préfecture de Fukushima et en dehors. Selon Mme Okawara, l'une des joies du théâtre de marionnettes réside dans la simplicité de son format, qui rend les histoires accessibles à des personnes de tous âges et même de différentes nationalités.

Le chapitre "présent" traite des effets de la dispersion de radioactivité et s'appuie sur les expériences vécues par des ami·es. Mme Okawara dit que raconter leurs histoires serait l'œuvre de sa vie.

"Mes ami·es cultivaient des champignons et produisaient de magnifiques champignons shiitake depuis de nombreuses années, mais à cause des retombées radioactives de Fukushima Daiichi, ils et elles ont dû y renoncer et jeter 60 000 bûches de shiitake et quatre tonnes de champignons récoltés. Tout le fruit de leur travail acharné des 35 dernières années était soudain considéré comme déchet radioactif. Des éleveurs et éleveuses ont dû se résoudre à abattre leurs animaux, tandis que d'autres ont dû abandonner les champs qu'ils avaient travaillés toute leur vie. Les histoires tragiques n'en finissent pas. J'ai voulu utiliser l'histoire de mes ami·es qui cultivaient des champignons shiitake comme un exemple symbolisant toutes ces histoires de pertes. En tant qu'agricultrice qui a souffert de l'accident, et aussi en tant qu'artiste avec mon théâtre de marionnettes, j'espère pouvoir transmettre l'histoire de ce qui nous est arrivé à toutes et tous".

Les producteurs et productrices de denrées alimentaires ont été parmi les victimes les plus touchées par l'accident nucléaire, mais face au soutien très insuffisant du gouvernement et des autorités, elles ont été livrées à elles-mêmes pour trouver les idées qui leur permettraient de sortir au mieux du désespoir. Beaucoup ont dû abandonner leur profession. Mme Okawara craint qu'avec le temps, de plus en plus de gens tombent dans le piège de croire qu'une telle chose ne pourrait jamais leur arriver.

"Nous avons toutes et tous une tendance naturelle à penser que, d'une manière ou d'une autre, tout ira bien. Moi non plus, je n'ai jamais pensé que je me retrouverais dans cette situation, mais lorsque l'accident nucléaire s'est produit, j'ai réalisé tout ce que je considérais comme acquis. Tant que des centrales nucléaires fonctionneront, il n'y aura aucune garantie que la même chose ne puisse pas vous arriver. J'espère que les gens finiront par comprendre que c'est quelque chose qui nous concerne toutes et tous".

Les témoignages des habitantes et habitants de Fukushima sont essentiels pour nous aider à dépasser les limites de notre imagination. Ils pourraient nous éviter de nous retrouver un jour dans la même situation.

  • *Limite de détection : environ 10 bq/kg. Mesure effectuée pendant 1800 secondes/kg. Varie légèrement en fonction du poids et de la densité de l'échantillon.