"Rien ne garantit que le démantèlement de la centrale de Fukushima Daiichi se déroulera comme prévu, et même si c'est le cas, cela prendra trente à quarante ans. Même si je vis jusqu'à cent ans, je ne sais pas si cela suffira pour voir notre communauté prospérer à nouveau".

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ProfilHaruo Ono
La famille de Haruo Ono pêche depuis des générations au large de la côte de Shinchi, dans la préfecture de Fukushima. Le tsunami provoqué par le grand séisme de l'est du Japon le 11 mars 2011 a coûté la vie à son frère cadet. Avec le reste de la communauté de pêcheurs, il a enduré quatorze années très difficiles après que la radioactivité de Fukushima Daiichi a contaminé les zones de pêche de Fukushima. Alors que des signes de reprise se profilent à l'horizon, un nouveau développement menace de détruire définitivement l'industrie de la pêche de Fukushima.

Shinchi est une petite ville de pêcheurs située sur la côte pacifique près de la pointe nord de la préfecture de Fukushima, à environ 50 km au nord de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Les radiations qui se sont échappées de la triple fusion déclenchée par le tsunami du 11 mars 2011 ont paralysé l'industrie de la pêche de Fukushima du jour au lendemain. Bien que les activités de pêche se soient progressivement rétablies ces dernières années, l'avenir du secteur est à nouveau menacé, par les projets du gouvernement japonais envisageant de déverser plus d'un million de tonnes d'eau radioactive dans l'océan Pacifique.

Déterminé en souvenir de son frère

Parmi les vingt mille personnes qui ont perdu la vie lors du grand séisme de l'est du Japon il y a quatorze ans, se trouvait le jeune frère d'Haruo Ono, Tsuneyoshi. Chaque année, à la date anniversaire de la catastrophe, il monte à bord de son bateau amarré dans le port de Soma et porte un toast à la mémoire de Tsuneyoshi.

Se rendant compte que le tsunami était en route, les deux frères Ono ont décidé de sortir leurs bateaux de pêche en pleine mer pour tenter de les protéger de la force destructrice de la vague qui, ils le savaient, allait bientôt s'abattre sur le port. Si Haruo, l'aîné, s'en est sorti indemne, Tsuneyoshi et son bateau ont été rattrapés par le tsunami. En communiquant par radio, la dernière transmission que Haruo a reçue de son frère était la suivante : "Le bateau s'est renversé ! Je ne peux plus rien faire". Bien qu'Haruo ait essayé de localiser Tsuneyoshi, ses recherches sont restées vaines et le corps de son frère a mis quatre mois à être retrouvé.

"Mon frère était un pêcheur talentueux. Maintenant qu'il n'est plus là, je dois vivre une vie suffisamment remplie pour nous deux ! Je pêcherai jusqu'à mes cent ans", insiste Haruo Ono.

Pour lui et le reste de la communauté côtière, la pêche n'est pas seulement un travail, mais un mode de vie à part entière. Il se sent donc responsable de veiller au rétablissement du secteur, quel que soit le temps que cela prendra. Lorsque les circonstances l'ont empêché de prendre la mer, il s'est efforcé de se maintenir en excellente condition physique notamment en parcourant les montagnes et en faisant attention à son alimentation, en attendant le moment où il pourrait reprendre la pêche.

Une profession volée

Bien que le tsunami ait eu des effets dévastateurs immédiats, une nouvelle menace insidieuse n'a pas tardé à émerger : la contamination radioactive libérée lors de l'accident de Fukushima Daiichi s'est avérée avoir contaminé l'océan.

Un nuage de radioactivité a été libéré dans une vaste zone lors de l'accident, laissant des traces non seulement sur terre mais aussi dans la mer, où les particules se sont accumulées dans le corps des créatures marines. Des niveaux élevés de radiation ont rapidement commencé à être détectés chez certaines espèces de poissons vivant au fond de l'eau. La crainte que les retombées radioactives de Fukushima Daiichi n'entrent dans la chaîne alimentaire humaine a conduit à suspendre la pêche en mer dans la préfecture de Fukushima pendant un an. Les pêcheurs pouvaient prétendre à une certaine compensation pour leur manque à gagner, mais la perte de revenus n'était que la moitié du problème - leur refuser la possibilité de pêcher revenait à les priver de leur mode de vie et même de leur identité.

Des pêches expérimentales ont repris en juin 2012, avec des captures limitées et surveillées et les restrictions concernant la vente de certaines espèces présentant des niveaux de radioactivité faibles ont commencé à être assouplies. Cependant, il faudra attendre neuf ans avant que les dernières restrictions sur le poisson de Fukushima ne soient levées, en février 2020.

"Même si nous avons de nouveau l'autorisation de vendre nos le résultat de notre pêche, je ne peux sortir en mer que dix fois par mois pendant la période d'essai. Rien que ça, c'est déjà une amélioration. Mais nous sommes encore loin de pouvoir pêcher comme nous l'entendons."

Les restrictions portaient non seulement sur le nombre de sorties et les espèces de poissons pouvant être pêchés et vendus, mais aussi sur les lieux de pêche et les méthodes de capture. De plus, la seule mention de Fukushima suffit à décourager les gens d'acheter. Les poissons pêchés au large de la préfecture de Fukushima sont vendus bien moins cher que des poissons identiques provenant d'autres régions, en raison de l'association avec la catastrophe de Fukushima Daiichi. Il va sans dire que les revenus de M. Ono ne représentent qu'une fraction de ce qu'ils représentaient avant 2011. Malgré tout, la communauté des pêcheurs a stoïquement enduré restriction après restriction dans l'espoir que l'industrie reviendrait peu à peu à ce qu'elle était auparavant. Lentement mais sûrement, les signaux commençaient à passer au vert. C'est alors que le gouvernement japonais a lâché une nouvelle bombe.

L'avenir de l'industrie menacé par la pollution de l'eau

Une nouvelle menace pèse sur les zones de pêche au large des côtes du Pacifique.

Les eaux souterraines et les eaux de pluie s'écoulent constamment à travers les ruines des bâtiments du réacteur sinistré de Fukushima Daiichi, générant chaque jour de grandes quantités d'eau contaminée par la radioactivité. Pour éviter que cette eau ne s'écoule directement dans l'océan Pacifique, elle est collectée et stockée dans d'immenses réservoirs métalliques qui recouvrent désormais une grande partie du site de Fukushima Daiichi. Plus d'un million de tonnes de cette eau ont été collectées jusqu'à présent. Bien que l'eau contaminée soit soumise à un traitement spécialisé pour éliminer certains des isotopes radioactifs, le processus n'est pas efficace sur tous les contaminants, et l'eau est toujours contaminée par des isotopes de tritium et de strontium, même après le traitement. L'espace disponible pour stocker l'eau sur le site de Fukushima Daiichi s'épuisant rapidement, le gouvernement japonais semble pencher pour le déversement de l'eau dans l'océan Pacifique, ce qui constitue la méthode d'élimination la plus simple. Cette solution serait naturellement désastreuse pour les pêcheurs de Fukushima, qui risquent de voir tous les sacrifices qu'ils ont consentis au cours de la dernière décennie réduits à néant.

"Nous avons lutté non-stop au cours des quatorze dernières années, et les choses commençaient tout juste à s'améliorer. Mais si l'eau de Fukushima Daiichi est rejetée dans la mer, nous nous retrouverons au point de départ. Le gouvernement ne semble pas disposé à en discuter, ni même à nous donner des explications."

En février 2020, un sous-comité gouvernemental chargé d'étudier le problème du traitement de l'eau contaminée a publié un rapport annonçant que le rejet en mer était la solution la plus "réaliste". Le gouvernement japonais a organisé des réunions avec des groupes représentant l'industrie de la pêche, soi-disant pour "recueillir des avis", mais c'était en réalité simplement pour préparer le terrain en vue du déversement de l'eau contaminée. Il va sans dire que les communautés de la côte s'opposent farouchement à ce projet. M. Ono lui-même a exprimé ouvertement son opposition à ces propositions.

"La mer n'est pas statique. Nous avons attendu si longtemps pour recommencer à pêcher, la mer elle-même a changé. Nous devons nous rendre sur place pour vérifier comment les choses ont changé, mais nous n'avons même pas encore pu le faire. De plus, si l'eau contaminée est déversée, personne ne voudra acheter du poisson de Fukushima. Inévitablement, certains d'entre nous finiront par mettre la clé sous la porte".

Le secteur de la pêche de Fukushima a passé les quatorze dernières années à faire tout ce qui était en son pouvoir pour rétablir la confiance, dans l'espoir de retrouver un minimum d'autosuffisance. Tout cela disparaîtrait en un instant si le gouvernement poursuivait ses projets. La réalité de la vie dans les communautés côtières de Fukushima est à mille lieues de l'histoire de la "reprise" que le gouvernement japonais met en avant à chaque occasion.

Un devoir envers la prochaine génération

"Quatorze ans se sont écoulés depuis l'accident, mais rien n'a été résolu. En ce moment, nous devons nous préoccuper de la pandémie de Covid-19, en plus de tout ce qui se passe à Fukushima Daiichi. Pour être honnête, il est difficile de voir où les choses vont aller à partir de maintenant. Je ne sais même pas si je pourrai continuer à pêcher".

Les mots de M. Ono en disent long sur l'ampleur de la souffrance infligée par les catastrophes naturelles du séisme et du tsunami, mais exacerbées par le désastre humain de Fukushima Daiichi. Quatorze ans plus tard, ces blessures sont encore loin d'être guéries.

Ce qui l'inquiète le plus, c'est ce qu'il adviendra de la longue relation de Fukushima avec la mer. Les trois fils d'Hakuo Ono ont suivi sa trace et sont devenus pêcheurs à leur tour. Dans l'état actuel des choses, ils vivent avec la perspective de perdre leur métier et Ono ne peut se défaire du sentiment qu'il n'a pas rendu service à ses enfants en les encourageant à perpétuer la tradition familiale.

"Honnêtement, je n'ai aucune idée de ce qu'il adviendra de la pêche à Fukushima si l'eau contaminée est rejetée. Aucun parent ne souhaiterait que ses enfants exercent une profession dont l'avenir est aussi incertain. Dans l'état actuel des choses, qui voudrait devenir pêcheur ici ?"

C'est pourquoi M. Ono estime qu'il est de son devoir de persévérer, contre vents et marées, dans l'espoir de redonner à l'industrie de la pêche de Fukushima son statut d'antan.

"Quatorze ans plus tard, nous avons à peine fait la moitié du chemin. L'eau contaminée n'est qu'un des nombreux problèmes auxquels nous devons faire face nous n'avons aucune visibilité sur l'avenir. Rien ne garantit que le démantèlement de la centrale de Fukushima Daiichi se déroulera comme prévu, et même si c'est le cas, cela prendra trente à quarante ans. Même si je vis jusqu'à cent ans, je ne sais pas si cela suffira pour voir notre communauté prospérer à nouveau. Pourtant, j'ai le sentiment qu'il est vraiment essentiel pour moi d'assister de mes propres yeux au renouveau de l'industrie de la pêche à Fukushima."

Ono parle avec force de son désir de voir cesser le chaos qui règne à Fukushima Daiichi et de garantir à ses enfants et petits-enfants un avenir dans le secteur qui a fait vivre sa famille pendant des générations. C'est avec cette détermination qu'il prépare son bateau pour sa prochaine mission de pêcheur et de défenseur des mers de Fukushima.