"Je regarde les enfants et les jeunes adultes et cela me rappelle qu'il y a des bébés qui naissent encore aujourd'hui et qui porteront le fardeau du démantèlement à l'avenir, tout cela à cause d'un accident radiologique qui n'a rien à voir avec eux. Les adultes de notre génération doivent en être plus conscients".
- ProfilKaori Suzuki
- Kaori Suzuki faisait partie d'un groupe de mères locales qui ont créé le "Centre de mesure des radiations des citoyennes et citoyens d'Iwaki - TARACHINE" dans sa ville natale d'Iwaki, préfecture de Fukushima, en novembre 2011. Tirant leur nom d'un mot traditionnel signifiant "mère", leur objectif initial était de protéger les enfants de l'exposition aux radiations à la suite de la catastrophe de Fukushima Daiichi. TARACHINE effectue des mesures sur des échantillons d'aliments, de sol et d'autres échantillons environnementaux apportés par le grand public, ainsi que des dépistages de la thyroïde et des tests d'exposition du corps entier.
Le Iwaki Citizens' Radiation Measurement Centre - TARACHINE" (ci-après "Tarachine") a attiré l'attention d'individus et d'organisations non seulement au Japon, mais aussi dans le monde entier. Bien que cela soit difficile à imaginer, en moins de quatorze ans, ce groupe à but non lucratif est passé d'une petite initiative lancée par trois mères de famille locales à une structure professionnelle dotée de son propre laboratoire d'essai et de sa propre clinique. Tarachine emploie aujourd'hui 15 personnes à temps plein - 13 femmes et 2 hommes - mais elle est toujours dirigée par des mères du quartier.

De débuts modestes à un mouvement de "science citoyenne"
"Lorsque nous avons commencé, notre principale préoccupation était de savoir si nos aliments étaient propres à la consommation. Mais à l'époque, nous n'avions pas accès à des professionnels prêts à se rendre à Fukushima pour effectuer ce type de mesures. Si nous voulions protéger nos enfants, nous n'avions pas d'autre choix que de faire le travail nous-mêmes.
Kaori Suzuki se souvient des premiers jours de Tarachine en 2011, lorsqu'elle était directrice administrative.
Après avoir créé Tarachine, l'équipe a dû mener ses propres recherches et s'auto-former pour apprendre à effectuer des mesures précises. En 2014, les membres de l'équipe ont acquis un détecteur de radiations bêta de pointe, qui nécessitait un niveau d'expertise élevé et était considéré comme difficile à utiliser même par des analystes expérimenté·es. Leurs compétences se sont développées de jour en jour avec l'aide de scientifiques professionnel·les qui, impressionné·es par le travail acharné des mères de Tarachine, leur ont apporté leur soutien et les ont formées. Elles ont rapidement maîtrisé les tâches précises liées à la préparation et à la mesure des échantillons. Afin de garantir fiabilité et précision, elles ont rassemblé une collection d'instruments de qualité supérieure, allant des balances de mesure aux détecteurs de radiations. Elles ont veillé à ce que leurs résultats soient fiables en procédant à des vérifications croisées avec des laboratoires tiers lorsque c'était nécessaire.
Tarachine est le seul laboratoire privé au Japon capable de tester les radionucléides émetteurs bêta tels que le strontium 90 et le tritium, en plus du césium. Pour Mme Suzuki, il n'a pas été difficile de proposer des tests de dépistage du strontium car sa longue demi-vie provoque son accumulation dans le squelette. Grâce à ses activités en ligne et hors ligne, le groupe a sensibilisé le public à l'importance de leur travail, ce qui lui a permis d'obtenir un soutien financier important, tant au Japon qu'à l'étranger. Ainsi l'équipe de Tarachine a pu acheter le détecteur de rayons bêta, un équipement normalement hors de portée des citoyennes et citoyens ordinaires. Toutes les activités du groupe poursuivent le même objectif : établir la réalité de la contamination radioactive de Fukushima Daiichi et réduire le risque d'exposition de leurs enfants.

Lorsque la peur des radiations était à son comble en 2011 et 2012, des centres de test gérés par des citoyennes et citoyens ont commencé à apparaître dans tout le Japon. La plupart de ces centres facturaient des frais de mesure de quelques milliers de yens (environ 20 à 30 USD). Cependant, Tarachine a adopté un modèle différent, visant à maintenir les frais à la portée des citoyennes et citoyens ordinaires. Au départ, elle ne facturait que 500 yens (environ 5 USD) par mesure. Aujourd'hui, les tests sont en principe gratuits. Les frais de fonctionnement de Tarachine sont couverts par des groupes de soutien et des dons du grand public. Les choses n'ont pas été faciles au début : en raison de l'absence quasi-totale de revenus provenant des tests, Tarachine s'est retrouvée au bord de la faillite en 2012. Cela a conduit à une campagne déterminante pour obtenir des fonds, une stratégie qui, comme l'explique Mme Suzuki, a finalement abouti à un soutien financier solide qui leur a permis de continuer à fonctionner.
"Comme 94 % de nos frais de fonctionnement sont couverts par les dons du grand public, nous prenons très au sérieux notre devoir de partager notre travail. Dès le début, nous avons utilisé notre site web pour communiquer sur l'intégralité de nos activités, y compris les rapports mensuels synthétisant les résultats des mesures. Lorsque nous le pouvons, nous téléchargeons également des informations en anglais, car cette question dépasse les frontières du Japon.
Les rapports réguliers et la transparence de Tarachine lui ont valu respect et soutien. Ses opérations sont désormais soutenues par une base solide qui s'étend sur plusieurs générations et au-delà des frontières nationales.

Le droit de choisir ce que l'on mange
La majeure partie du travail de Tarachine consiste à tester les aliments destinés à la consommation des foyers. Les demandes d'analyse de sol (échantillons provenant de terres agricoles, de potagers et de bacs à sable de terrains de jeux pour enfants) sont également fréquentes. Le laboratoire accepte volontiers les demandes provenant de l'intérieur et de l'extérieur de la préfecture de Fukushima, mais la plupart proviennent de la ville d'Iwaki et de ses environs. Les premières années, Tarachine traitait environ 300 échantillons par mois. Bien que ce chiffre ait diminué de moitié au cours des dernières années, l'équipement de Tarachine fonctionne toujours à plein régime tout au long de l'année.
Vers le milieu de l'année 2013, les niveaux de césium 134 détectés ont diminué à mesure que la demi-vie de deux ans de cet isotope s'écoulait. Toutefois, les champignons et autres plantes comestibles ramassés dans la nature continuent de donner des résultats élevés. Autre fait inquiétant, les pommes de pin, les glands et d'autres éléments de la nature que les enfants aiment ramasser et avec lesquels ils jouent contiennent encore des quantités détectables d'isotopes radioactifs. De même, certains échantillons de sol continuent à donner des résultats positifs*. De nombreuses personnes demandent également à Tarachine de tester les poussières récoltées dans les sacs d'aspirateur et les filtres d'appareils électroménagers afin de connaître le niveau de contamination de leur maison. Ces tests révèlent parfois une contamination qui se propage dans la maison par le biais de particules de poussière flottantes.
"Lorsque nous testons un échantillon, nous fournissons non seulement les résultats au client ou à la cliente, mais nous les partageons également en ligne. Le gouvernement nous dit que tout ce qui ne dépasse pas 100 Bq/kg (Becquerel par kilogramme) peut être consommé sans danger. Chez Tarachine, nous ne donnons pas de limite à ce qui est ou n'est pas sûr. En tant que victimes de cette catastrophe, de la même manière que nous devrions avoir la liberté de choisir si nous voulons ou non continuer à vivre dans la zone sinistrée, nous pensons que ce que nous mangeons ou ne mangeons pas est également une question de choix personnel. Au lieu de répéter uniquement les conseils du gouvernement, nous partageons des informations provenant de coopératives de consommateurs, d'autorités d'outre-mer, etc. À partir de là, c'est à l'individu de décider".

Atteinte au mode de vie rural
Bien qu'en principe Tarachine fournisse ses services aux foyers, elle teste également des échantillons de produits agricoles et de sols apportés par des agriculteurs et agricultrices, notamment toutes celles et ceux qui veulent avoir l'esprit tranquille en sachant que leur sol est sûr avant de planter.
"Les agriculteurs et agricultrices ne veulent pas vendre leurs produits s'il y a un risque qu'ils soient contaminés. En 2012 et 2013, le riz produit localement présentait des niveaux de contamination radioactive. Bien sûr, les parents refusaient que ce riz soit donné à leurs enfants dans les repas scolaires, mais ce qui est frappant, c'est que les riziculteurs eux-mêmes se sont joints aux parents pour faire pression sur les autorités locales. Cela montre à quel point produire des denrées alimentaires peut être source de fierté. Pour moi, cela met vraiment en évidence notre propre responsabilité quand il s'agit de traiter certaines données.
Dans les communautés rurales productrices de denrées alimentaires, l'échange de produits maison fait partie intégrante des interactions sociales quotidiennes. Mme Suzuki trouve particulièrement émouvant qu'un ou une cliente lui demande de tester des aliments avant de les donner à un voisin ou une voisine, ou inversement. Même les liens sociaux traditionnels de la communauté rurale ont été entachés par la peur de la contamination.

Ne pas perdre de vue l'objectif initial
Environ cinq ans après la catastrophe de Fukushima Daiichi, Mme Suzuki a été frappée par le nombre de parents qui n'arrivaient toujours pas à se débarrasser de leurs craintes concernant la santé de leurs enfants. C'est la raison pour laquelle Tarachine a commencé à proposer des examens cliniques et des consultations sur le bien-être physique et mental. Dès ses débuts, Tarachine a proposé des contrôles de la thyroïde et des tests d'exposition aux radiations à l'aide d'un compteur corporel. Cependant, Mme Suzuki s'est rendu compte de l'importance d'offrir en même temps un soutien psychologique.
En 2016, Tarachine a entrepris des démarches pour ouvrir sa propre clinique et engager un médecin. L'argent a été trouvé grâce à une combinaison de dons, de subventions et de crowdfunding. L'année suivante, la première clinique japonaise affiliée à un centre de dépistage dirigé par des citoyennes et citoyens a ouvert ses portes.
"À Fukushima, il n'y avait pas vraiment d'endroit où l'on pouvait passer un test quand on le souhaitait ou discuter librement avec un professionnel de la santé de ses inquiétudes concernant les radiations. Dans le cas de la catastrophe de Tchernobyl, nous savons que les enfants ont commencé à développer des cancers de la thyroïde et d'autres maladies environ cinq ans après la fuite de radiations. Compte tenu de ce délai, nous avons estimé que nous avions le devoir de fournir ce service".
Dans le cas de Fukushima, ce ne sont pas tant les symptômes réels que l'anxiété et l'incertitude liées aux complications possibles qui ont pesé le plus lourdement sur la population. La possibilité de parler à un professionnel de santé permet aux parents inquiets et à leurs enfants de mieux comprendre les risques, ce qui constitue une forme de soutien psychologique. Tarachine propose des examens thyroïdiens gratuits à toute personne de moins de 15 ans au moment de l'accident, ce qui correspond à l'âge moyen d'entrée au lycée, tandis que des mesures de radiation sur le corps entier sont disponibles gratuitement pour toute personne jusqu'à l'âge de dix-huit ans.

Dans le cadre de son évolution pour répondre aux besoins des enfants et de leurs parents, Tarachine a commencé à organiser des événements pour diffuser des connaissances sur l'industrie nucléaire et les radiations. Les événements récents ont permis de mieux comprendre le "Fukushima Innovation Coast Framework", un programme axé sur la réhabilitation qui est promu dans la zone Hamadori (côtière) de la préfecture de Fukushima.
"Le plan de relance prévoit notamment la construction d'une fabuleuse école à proximité de la zone contaminée "difficile à réintégrer", afin d'inciter davantage d'enfants à revenir dans la région. On fait croire qu'il s'agit d'une opportunité fantastique et la région est inondée d'argent dépensé au nom de la "réhabilitation". Les gens craignent que certains projets douteux ne cherchent à exploiter le dixième anniversaire de la catastrophe. Il est important que nous restions attentifs à ce qui se passe".
Tarachine est née de la volonté d'apporter un soutien et d'essayer d'atténuer les inquiétudes des citoyennes et des citoyens. Depuis les tests de radiation et les dépistages cliniques, le projet a évolué pour inclure le bien-être mental et des groupes d'étude. Tout cela repose sur un objectif unique : essayer d'améliorer la santé et les conditions de vie des personnes touchées par la catastrophe.

Le rôle de Fukushima et les responsabilités des adultes
Au cours des cinq dernières années, on a constaté une augmentation des demandes d'examens radiologiques complets de la part des travailleurs et travailleuses qui ont participé aux efforts de décontamination dans les zones fortement contaminées du district de Futaba. Les jeunes hommes d'une vingtaine d'années sont particulièrement concernés, explique Mme Suzuki.
"Je regarde les enfants et les jeunes adultes et cela me rappelle qu'il y a encore des bébés qui naissent aujourd'hui et qui porteront le fardeau du démantèlement à l'avenir, tout cela à cause d'un accident radiologique qui n'a rien à voir avec elles et eux. Même la génération qui naîtra ensuite travaillera encore à l'assainissement de Fukushima Daiichi. Quand on commence à penser à ça, il est difficile d'être optimiste. Je pense que les adultes de notre génération doivent en prendre conscience.
Tarachine est partie d'une simple préoccupation : "Peut-on manger sans crainte notre dîner de ce soir ?". Le groupe s'est développé progressivement à partir de ces modestes débuts et se retrouve de plus en plus dans un rôle éducatif, cherchant à diffuser le message de la réalité de la vie à Fukushima dans d'autres régions - et aux générations futures.

Si nous avions su tout de suite après l'accident ce que nous savons maintenant, réfléchit Mme Suzuki, nous aurions pu éviter beaucoup d'expositions inutiles. Au début, tout ce que nous faisions chez Tarachine était de prendre les devants pour offrir un service là où nous estimions que les autorités échouaient. Aujourd'hui, nous voulons aussi souligner l'importance pour les citoyennes et citoyens de se doter de connaissances scientifiques.
L'accident radiologique a entraîné de nouvelles craintes et de nouvelles tâches : analyse des sols des cours d'écoles et des jardins, examens de santé réguliers ou encore, un suivi psychologique, notamment pour les parents épuisés.
"Il faut que le monde comprenne à quel point la vie quotidienne a changé pour toute personne élevant un enfant à Fukushima. Il est inenvisageable que la même chose soit un jour infligée à une autre communauté. En tant que personnes vivant au quotidien cette nouvelle réalité "post-Fukushima", je pense que nous, citoyennes et citoyens de Fukushima, avons le devoir de nous exprimer et de partager nos expériences.
- *Environ 70 % des échantillons testés par Tarachine sont des échantillons de sol et de produits alimentaires. Fin avril 2017, environ 30 % de ces échantillons présentaient des quantités détectables de contamination radioactive. La limite inférieure détectable varie en fonction de l'équipement et de la méthode.
